IMPRESSIONS DE GUERRE
D'UN MOINE-OFFICIER

par le

R. P. Joseph RAYMOND
DOMINICAIN
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS ARTISTIQUES, DE TOURISME ET DE SPORTS
152, Rue de Vaugirard, 152
PARIS

1919

Cum permissu Superiorum.
Tous droits de reproduction réservés.


PROLOGUE

Le prophète Isaïe dans une vision célèbre entend les voix de l'Idumée qui lui crient : «Veilleur, qu'avez-vous vu cette nuit?» Et le veilleur répond : «J'ai vu venir le matin.»

Que de fois j'ai surpris la même interrogation dans les yeux qui me regardaient, sur les lèvres qui me parlaient; je l'ai toujours lue au fond des coeurs amis. Une curiosité inquiète, une affection émue me criaient tour à tour : «Vous, qui des mois durant avez monté la garde et veillé là-bas; pendant ces nuits de guerre si longues et si dures; à la lueur des incendies, des obus, des fusées : qu'avez-vous vu? dites, qu'avez-vous vu? »---Je réponds aujourd'hui avec le prophète : «J'ai vu venir le matin, j'ai vu monter à l'horizon l'aube nouvelle d'un soleil radieux la charité, une charité si rayonnante et si chaude, que le vieux monde s'en trouvait rajeuni. Ne dites-vous pas, quand le couchant est rouge, que le lendemain sera beau?---J'ai vu descendre sur nos tranchées un crépuscule sanglant : au matin de la paix que l'aurore sera belle!

La guerre est chez nous la germination de la charité. Si le grain de blé parlait! Lui aussi, il se cache dans un sillon humide, il y meurt, mais de son sein gonflé de vie sort un germe puissant qui, montant à l'assaut de la lumière, franchit bientôt le bourrelet de terre qui lui masquait le jour, et affirme à nouveau sa victorieuse fécondité.

Je veux être, choisi dans le grenier de France, un grain de blé qui parle! Jeté dans le sillon d'une tranchée de guerre, j'y ai connu le martyre d'une lente mort jusqu'au jour, où de ma poitrine entr'ouverte j'ai cru voir un germe sortir. Je le sais! La guerre est une infatigable semeuse de souffrances : dans le sillon des blessures, dans le sein déchiré des familles, dans les tranchées du sol national elle va semant les larmes et les ruines, la misère et la mort. Je le sais et je veux le dire; mais je sais aussi, et je le dirai, que sous la rosée féconde de la prière et des larmes cette semence de mort lève en moisson de charité : Fortis est ut mors dilectio, dit l'Ecriture : « L'amour est fort, plus fort que la mort! »

J'écris donc un livre de souvenir et d'espoir! Chaque fois que la guerre m'a présenté un fruit j'ai essayé d'en briser l'écorce non sans saigner parfois pour en goûter l'amande. On trouvera ici non pas tant un carnet de route---il y en a beaucoup d'excellents---qu'un memento de réflexions suggestives. Si mes visions de guerre sont devenues des méditations patriotiques, des contemplations religieuses, la raison en est simple : sous la vareuse de l'officier battait un cœur de moine. Ne devais-je plus sentir le froc sur mes épaules, quand je tenais l'épée en main? Si je le pouvais, je ne l'ai pas voulu.

Par tous mes sens la guerre a gravé dans mon âme de prêtre, quelquefois en traits de sang, des impressions que je puis maintenant fixer. Voilà mon but; voici mon livre.

Puisse-t-il aux yeux qui pleurent faire luire un rayon d'espoir, sur les coeurs déchirés verser le baume consolateur, aux âmes qui doutent offrir de glorieuses certitudes, sur les tombes entr'ouvrir le ciel !


TABLE DES MATIÈRES

PROLOGUE

PREMIÈRE PARTIE. Vers le front !

CH. I. MOBILISÉ.
___A Visé
___Les adieux
___Le déserteur
___En France

CH. II. LE STAGE
___Départs
___Un cuisinier
___Au peloton
___L'engagé volontaire

CH. III. EN RETRAITE
___Communiqué
___Une lettre
___Deux convois

CH. IV. VERS LE FRONT
___Dernière garde
___Brest
___Mon détachement
___Amiens

DEUXIÈME PARTIE. Au feu!

PREMIÈRE ETAPE. De la boue.

CH. V. LA TRANCHÉE
___Sur la route .
___Le boqueteau
___L'arbre en boule

CH. VI. A GENOUX
___Baptême du feu
___L'absolution
___Confidences

CH. VII. ALERTES
___Un raté
___Attaque
___Un chou
___Patrouille de betteraves

CH. VIII. DÉCEMBRE
___En popote
___Va-nu-pieds
___Arsenal de tranchée
___Rayons de soleil

CH. IX. NOEL
___Carillon de guerre
___A minuit
___A midi
___Nos cadeaux

CH. X. RELÈVES
___Sur la route
___Poilus R.A.T.
___A Mailly-Maillet

DEUXIÈME ETAPE. De l'eau

CH. XI. DES MINES
___La Vierge d'Albert
___A Méaulte
___Du redent B en F

CH. XII. OFFICIER
___Mon lieutenant
___Frères d'armes
___Mes enfants
___Prêtre-officier

CH. XIII. AU CHANTIER LA NUIT
___Au calvaire de Bécourt
___Terrassiers
___En patrouille

CH. XIV. EN TRANCHÉE LE JOUR
___On mange
___On s'amuse
___On dort

CH. XV. L'ESPION.
___Les écriteaux
___Nos obus asphyxiants
___Un marchand de journaux

CH. XVI. AU CANTONNEMENT
___Parmi les ruines
___Au bon Diable !
___L'atelier de Dernancourt
___Braves Pandores
___Revues

CH. XVII. DIEU AVEC NOUS
___L'autel de Castelneau.
___Kamarad
___Dans les bois.

TROISIÈME ETAPE. Du sang !

CH. XVIII. PARMI LES CADAVRES
___Veillée des morts
___Un charnier
___Sous les obus
___Le sergent-major Fradet

CH. XIX. LE DÉSERT
___En route
___Un Révérend Père
___Dans les bois
___Aux gabions

CH. XX. A L'ASSAUT
___En O. et M.
___Derniers préparatifs
___En avant !

CH. XXI. AGONIE.
___Sauve-qui- peut !
___Suprême effort
___Chemin de Croix

TROISIEME PARTIE. Vers l'arrière

CH. XXII. L'HÔPITAL.
___A l'ambulance
___Hôpital temporaire
___Convalescence

CH. XXIII. AU DÉPÔT.
___A Noirmoutier
___Décorations
___Vie au dépôt.

CH. XXIV. RETOUR.
___Réformé .
___A Londres.
___En Hollande.
___Conférencese.
___Conclusions.


PREMIÈRE PARTIE

VERS LE FRONT





CHAPITRE I
Mobilisé!

A Visé!---Le 2 août 1914 la coquette Visé pour sa toilette du dimanche mirait nonchalamment son front étagé dans les eaux ternes de la Meuse, quand une nouvelle, circulant par ses artères et les veines de ses petites rues, la fit tressaillir d'un indicible frisson. « La guerre! La guerre! » On se réveillait en plein cauchemar ; mais comme des dormeurs encore assoupis, beaucoup mettaient en doute que le mauvais rêve devînt si tôt la réalité.

J'étais là. En prêchant, je pouvais lire dans tous les yeux l'hésitation ou l'épouvante; surprendre déjà quelques larmes. Hélas! le torrent était proche de la source !

Je partis. Des groupes mornes barraient la route ; des pêcheurs démontaient lentement leurs lignes, tandis que le ciel, sympathisant avec la terre, se revêtait de noir.

Il faisait plus clair et plus chaud dans mon cœur! Non que la guerre me parût une fête, mais elle me fascinait comme l'abîme. L'inconnu séduit l'âme par son mystère même; car l'homme, avide de savoir, aime à plonger son regard dans un gouffre, même au risque de s'y engloutir. Je suis très homme en vérité !

Au reste ma conscience eût rassuré mon cœur. Je le savais déjà: notre cause était juste, car l'ennemi prétendait, violant la Belgique, nous attaquer sans provocation. Mais le viol d'une nation, comme celui d'une vierge, n'est-il pas toujours et injuste et honteux! Incapable d'une intention perverse, la Belgique était vierge; le Prussien l'outrageait ignominieusement. Et voilà que la France, avant même de pourvoir à sa propre défense, se levait pour venger la morale des peuples : Je me sentais alors très fier d'être Français !

Sans doute, me disai-je, le prêtre n'est point fait pour combattre; mais un champ de bataille n'est-il pas en ce monde le plus beau champ d'apostolat? Dans le tourbillon de la mort, la voix du prêtre porte si loin! Ceux même, qu'il ne peut conduire dans la vie, le prennent volontiers pour guide vers l'éternité. Aux hommes en guerre offrir la paix de Dieu: la sublime et nécessaire mission!

J'étais homme, Français et prêtre. La guerre ne me l'apprenait pas; mais elle trouvait, pour me le dire, des accents plus nets, plus forts, plus de convaincants. Et voilà pourquoi, tandis que le train me ramenait en Hollande, mon âme mobilisée et mon cœur équipé partaient déjà en guerre!

Les adieux!---Dès mon arrivée au couvent, la nouvelle que j'apportais s'échappa de mes lèvres et éclata comme une bombe, voilant quelques fronts d'un nuage de tristesse, éclairant d'autres visages d'une lueur sombre, déchirant tous les coeurs.

Comme elle n'était pas officielle, les sages voulaient attendre; mais d'instinct le pur sang piétine d'impatience et hennit sous le frein à l'appel du clairon. Or le plus pur sang de France gonflait nos veines à les rompre. On courut aux informations.

Les bruits de guerre emplissaient Maestricht et, comme à l'heure du naufrage tous les passagers s'assemblent sur le pont, les rues ce soir-là regorgeaient d'une foule silencieuse et grave. Chez le consul l'attente ne fût pas longue : la dépêche arriva presque aussitôt que nous. C'était vrai: nous étions en guerre; et la Patrie attaquée appelait de partout ses fils à son secours.

Le cœur humain est ainsi fait que la certitude l'apaise même dans le danger : contre la fièvre du doute la vérité n'est-elle pas un calmant! Dès lors une émotion recueillie se répandit dans nos murs, et les préparatifs du départ ne troublèrent point cette nuit-là les cloîtres silencieux.

On a vite fait le tour d'une cellule de moine; et le testament est facile à qui ne possède rien. Mais, si dépouillé de fleurs que soit l'arbre de la vie monastique, le cœur s'accroche à toutes les branches: s'en détacher, c'est un peu mourir! On le vit bien au point du jour. C'était l'heure du départ. Déjà la veille, prosternés dans le sanctuaire, nous avions selon le rit dominicain imploré pour notre voyage la protection des anges. Ce matin tous nos frères étaient là rassemblés pour le baiser d'adieu. Il fut tendre et long ! Tous les cœurs saignaient en larmes, que les yeux ne retenaient pas... « Bien sûr Dieu nous garderait tous... on se reverrait bientôt... on allait tant prier pour nous... Il fallait écrire très souvent... » Ce n'étaient pas des recommandations; c'étaient des soupirs, presque des sanglots. L'angoisse étreignait la gorge, et refoulait tous les discours. Pourquoi parler du reste, quand les choses sont si éloquentes, et que les regards disent tout?

La voiture nous attendait : on la prit d'assaut! Sans doute aux yeux, remplis de larmes, des frères qui restaient, elle paraissait un corbillard; à nos yeux un char de triomphateurs. Sur son passage nos amis à toutes les portes se découvraient comme devant un cercueil; et nous avions envie de chanter. L'espérance nous grisait déjà!

Mais quand au premier détour de la route le couvent disparut, instinctivement les tètes se retournèrent, et des adieux muets vinrent frapper à sa porte. Il semble qu'on touche encore les êtres que tient notre regard, et seulement quand on ne les voit plus, on sent qu'on les a quittés! Ce retour des coeurs fut bref; l'avenir, pour lors radieux, nous appelait en avant...

... A la frontière belge il fallut descendre, et nous continuâmes à pied très allégrement.

Le déserteur.---Un homme nous rejoignit bientôt. C'était un ouvrier. A voir son teint hâve, son visage osseux, son corps svelte et maigre, que recouvrait un vêtement propre mais fort usé, on devinait aisément que si cet homme, jeune encore, marchait courbé comme un vieillard, c'est qu'il portait sur les épaules un lourd fardeau de misère. Mais dans ses yeux luisait une âme ardente. Il nous salua respectueusement; et puis, chemin faisant, voici ce qu'il nous conta --

« Je suis Français du Nord. Mon enfance et ma jeunesse furent si misérables à la maison paternelle, qu'au jour de mes dix-huit ans je m'engageai. J'avais quelque instruction, et je m'engageai. J'avais quelque instruction, et je comptais sur mes quatre ans de service militaire pour me trouver une position sortable. Je fus donc soldat, et j'étais heureux. Je ne le fus pas longtemps. Bientôt je m'aperçus que mon rêve était une chimère, car la discipline de la caserne répugnait trop à mon indépendance, et sous la capote j'étouffais. Un jour, bousculé par le caporal, excité par mes camarades, je parlai de fuir. La frontière était proche ; je la traversai ; et voilà comment un simple coup de tête fit de moi un déserteur!

« ... Sur les chemins de Belgique j'ai souvent rencontré la misère et la faim; mais aux mines de Heerlen on gagne bien sa vie. Je ne me plaindrai pas trop de mon sort, si la France n'était pas si loin! Depuis cinq ans je n'ai pas embrassé ma mère... Il y a chez nous un petit frère que je ne connais pas... Et mon village, je voudrais tant le revoir ! Tous mes souvenirs ressemblent à des remords, et quand j'entends à la mine mes camarades chanter les chansons de chez eux, j'ai presque envie de pleurer...

« Je vous l'assure », reprit-il, et il mettait la main sur son cœur, dès qu'on a parlé de la guerre, mon plan a été fait. J'ai dit à ma femme : « Tu sais, je rentre! Si j'ai déserté mon pays, ce n'est pas pour que les Boches viennent me remplacer. Du reste, vois-tu, souvent on s'aime, dès qu'on se quitte. C'est mon cas pour la France. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, la mobilisation générale pour nous? C'est comme si ma mère criait: « Au voleur! à l'assassin! »---et je resterais là?...

---Elle est Française, votre femme », demandai-je?

---« Non, elle est de Hollande ; mais c'est une bonne fille. Elle n'a rien dit; elle m'a embrassé; elle a pleuré; et je suis parti »...

Il parla sans effort et se tut. Je regardai furtivement cet homme magnanime. Le patriotisme l'avait transfiguré---. des flots de sang avait ranimé ses joues pâles; et son front, jusqu'alors éteint, semblait resplendir. L'émotion fermant toutes les lèvres, on continua la route dans un religieux silence. Mais notre déserteur haletait à la marche : il était si chargé! Il avait emporté ses pauvres hardes du dimanche nouées dans une serviette, qu'il tenait à l'épaule. Dans ses bras sur son coeur dormait un enfant... Comme le silence allongeait la route : j'interrogeai :

« Et ce petit? »

C'est mon héritier. Regardez comme il est gentil! Voilà 13 kilomètres que je le porte ainsi, et il dort toujours comme un ange! Pauvre petit! Il ne sait point qu'il va à la guerre, mais il a du sang français dans les veines, je vous en réponds.

---Et vous l'emmenez loin? »

---Chez moi. Il le fallait bien: sa mère ne pouvait pas être à l'usine et à la maison; et sa grand'mère sera si heureuse!... Et puis voyez-vous, mon Père, je ne l'ai pas dit à ma femme, mais je voudrais bien lui mettre un air de France dans les yeux. Il ne la connaîtra jamais trop tôt pour l'aimer!

---Mais vous, mon ami, qu'allez-vous devenir?

---Moi? Je suis bien tranquille. Ma place n'est pas en prison, elle est au feu; et j'irai, je vous le jure. Je connais les Prussiens : je travaille avec eux. Ils veulent notre peau. Eh bien! qu'ils viennent l'acheter; ils sauront ce qu'elle coûte. Ça ne sera pas long, vous verrez. La guerre! mais c'est des vacances pour moi, qui n'en ai jamais eues. Pourvu qu'on ait le temps de se reposer un peu! »

Ainsi parla le déserteur. Il ne se doutait point, en nous montrant à nu la loyauté de sa conscience, la tendresse de son patriotisme, la candeur de ses illusions, et l'héroïsme de son départ, qu'on sentait le coeur de la France battre dans sa poitrine : ses élans généreux n'en étaient que les palpitations.

Nous entrions à la gare de Visé. L'enfant s'éveilla doucement et sourit. Il avait soif de baisers : il en but à toutes les lèvres; il avait faim de gâteaux: il en prit dans toutes les mains. Rassasié, il rassembla sur un banc les restes de sa fortune, et s'endormit sur son trésor. Alors le père prit l'enfant sur ses genoux. Il l'enveloppa d'abord d'un chaud regard d'amour; puis, se. penchant avec tendresse, le déserteur baisa au front l'ange qui dormait!

. . . . . . . . . . . . . . . . .

En France !---Sur le quai des Guillemins à Liège des centaines de moines attendaient le train. On eût dit un pèlerinage! Au fait c'en était un à Notre-Dame des douleurs, la Patrie... Cohue indescriptible à la gare frontière. On y parvenait par à-coups, piétiné, écrasé. Un train immense s'impatientait d'attendre, et sa machine trépignait en grognant. Déjà un régiment s'était embarqué à destination de Maubeuge. Dans les wagons les hommes chantaient la « Marseillaise »; sur le quai des femmes sanglotaient ; d'autres jetaient à profusion des baisers et des fleurs.

Quand parut la troupe des moines, un cri immense s'échappa de toutes les poitrines : « Vivent les curés! Vivent les bonnes Soeurs! » Il fallut serrer des mains, bénir des enfants, distribuer des médailles. Ainsi du chaos de la guerre au premier jour la vraie France surgissait avec son cœur patriote et son âme religieuse. Qu'elle était belle, cette vision: elle ne devait plus disparaître!

A l'enthousiasme répondait la douleur. En face de ma portière une femme pleurait à chaudes larmes; quatre enfants s'accrochaient à ses jupes; à côté un fantassin baissait la tête sans mot dire pour ne pas éclater en sanglots.

D'un wagon on cria. « Eh! la petite mère, on te le ramènera ton homme, et avec des casques prussiens pour les mioches. Attends seulement qu'on use son billet : il est valable quinze jours! »

Pieusement la pauvre femme donna à son mari une médaille, puis un louis d'or, le dernier sans doute; et dans une longue étreinte leurs coeurs brisés exprimèrent une ineffable torture. Ensuite elle suspendit au cou du père un à un ses petits enfants, et sans tourner la tète elle partit.

Tout aussitôt parmi les chansons et les larmes, les baisers et les fleurs le premier train de la guerre s'ébranla. Enfoncé dans un coin du wagon je fermai lentement les yeux, et contemplant dans ma mémoire fidèle ces élans de gaieté et de foi, ces scènes d'enthousiasme et de douleur poignante, je vis pour la première fois la France en armes!


CHAPITRE Il
Le stage.

Départs.---Le 4 août 1914 je me présentai dès le matin à ma caserne de Vendée. L'animation y était extrême. Une foule curieuse et angoissée stationnait à la grille, et en défendait les abords. Dans la cour les arbres, devenus poteaux indicateurs, orientaient les réservistes vers leurs bureaux de placement; mais l'accès n'en était pas facile, car les bâtiments par toutes leurs portes déversaient continuellement au dehors des soldats qui disparaissaient sous des monceaux d'effets neufs. Ici des compagnies s'équipaient en plein air; à d'autres on distribuait les conserves; là des centaines de fusils, luisants de graisse, passaient de main en main, puis des marmites et des plats qu'on aurait dit d'argent. Et ce rouge et ce bleu, ces vermeils et ces ors, incendiés par la lumière crue d'un soleil sans nuage, étaient en feu. En même temps le murmure confus de cette foule semblait la basse profonde sur laquelle les chansons de marche brodaient un perpétuel concert.

Ce fut ainsi deux semaines durant : le ciel resta limpide, et les fronts aussi; les cœurs étaient chauds comme un soleil d'été! Or si la hâte des préparatifs comprimait à peine l'enthousiasme, il éclatait à l'heure des départs. Il fallait voir ces défilés de guerre! C'était une fête des fleurs. Des gerbes magnifiques ouvraient le cortège, et l'embaumaient. Les armes étaient fleuries, les chevaux, les voitures. Et sur ce parterre en marche la foule versait à pleines mains des baisers et des roses!---Les morts chez nous aiment beaucoup les fleurs: or parmi ces soldats, que de morts allaient vers leurs tombeaux! Mais si des yeux, que les larmes ne voilaient pas encore, avaient pu distinguer une ombre passer dans les rangs et marquer au front presque tous ces soldats; si des cœurs encore jeunes avaient pu sentir qu'un être invisible les frôlait de son aile, ils devaient croire en un tel jour non au baiser de la mort, mais à la caresse de la victoire. Tous s'enveloppaient d'un manteau de gloire; personne ne soupçonnait que ce fût un linceul!---L'air était plein de chansons comme les âmes, et la clameur des bravos couvrait le bruit des pas.

A voir ces trains militaires, ornés de feuillages et de fleurs, affublés d'étiquettes joyeuses, emplis de rires, débordant d'espoir, qui donc aurait pu soupçonner qu'au retour changés en convois funèbres ils seraient pleins de larmes!

Il était naturel que ces hommes, dont l'illusion enchantait l'avenir, et à qui le présent n'offrait que le sourire des jardins et des cœurs, fussent vraiment enthousiasmés. Mais de plus une joie surnaturelle pouvait inonder leur âme, en qui régnait la paix de Dieu.

Ah ! ce réveil religieux de la France (car notre foi n'était pas morte, elle dormait), qu'il fut prompt! qu'il fut beau! Je l'avoue : ceux qui de trop loin regardaient le foyer, pouvaient le croire éteint; mais nous, nous savions bien que la cendre était chaude, et que le feu couvait dessous. Sitôt qu'un vent de guerre eût balayé la cendre, le charbon ardent jeta feu et flammes; et ce feu était actif, et ces flammes dévorantes. Les soldats s'éclairaient, s'échauffaient les uns les autres, et leur zèle communicatif remplissait les églises d'une foule immense et recueillie. Ces assauts du confessionnal, ces chapelets du soir, ces défilés vers la Sainte-Table, ces Messes de départs; qui a vu toutes ces merveilles, ne les oubliera jamais. Et ce qu'on ne voyait pas, était encore plus beau: d'innombrables retours à Dieu; des sacrifices héroïquement acceptés; des élans de foi et d'espérances sublimes: tout ce trésor divin des cœurs le prêtre comme un avare pouvait seul en jouir. J'avoue que cette jouissance devenait une corvée à force d'être intense et de durer longtemps !

Un cuisinier.---Dans le coffre-fort inviolable de mon cœur de prêtre, où tant d'âmes alors enfermèrent toutes leurs valeurs, se trouve une pièce rare que je puis vous faire admirer.

Une compagnie logeait dans un pensionnat de la ville où je disais la Messe: j'en devins naturellement l'aumônier. Or tandis que chefs et soldats s'étaient tous une fois au moins agenouillés devant moi, un seul homme ne voulait pas venir : le cuisinier. Il était toujours trop sale, disait-il; mais, pour parler net, il ne dessoûlait presque pas.

Nous causions volontiers ensemble. Un jour je le plaisantai :

« Comment? tu as peur, un gaillard comme toi?

---Non, me répondit-il, mais ça coûte très cher, et je ne veux pas mettre le prix. »

Comme je m'étonnais d'une pareille objection, il en parut scandalisé.

« Alors, répliqua-t-il, c'est donc pas sérieux, ton travail? Tu colles du vernis sur du bois vermoulu? C'est du trucage, mon vieux, ça ne prend pas avec moi ; je m'y connais. Quand j'irai à confesse, moi, c'est pour me refaire à neuf, entends-tu? Eh bien, pour l'instant je n'ai pas les moyens de me payer ça!

---Mon vieux, répliquai-je, tu n'y mettras jamais le prix : ça coûte le sang d'un Dieu. Mais justement Notre-Seigneur en mourant au Calvaire a payé d'avance pour toi! »

Il me regarda fixement, puis, sans mot dire, replongea la tête dans ses fourneaux.

Deux jours après au sortir de ma Messe je le trouvai à la sacristie. Ses effets propres; il s'était même légèrement décrassé:

« Alors, lui dis-je en lui prenant les mains, c'est aujourd'hui qu'on se refait à neuf?

---Oui, et pour de bon.

---Assieds-toi sur cette caisse. Nous allons causer comme deux frères!

---Ah ! pour ça non, me dit-il, ça doit se faire à genoux. »

Et là, ses mains dans les miennes, il me récita par coeur, sans hésitation, sans détour, sa longue litanie. J'étais fort ému! Le regret du passé n'était point douteux; mais l'avenir m'inquiétait. Prévenant mes désirs, il continua:

« Te raconter ma sale histoire, c'était bien facile; mais faudrait plus la recommencer.

---Au moins, feras-tu ton possible?

---« Voilà justement le hic! Je voudrais te demander une permission. Je m'en vais à la guerre. Si j'y reste, n'en parlons plus. Mais si je reviens, ce sera un beau jour celui-là dans ma vie. Il faudrait le marquer... Je voudrais me soûler de joie pour la victoire et ne pas voir le soleil tout un jour. Si tu me permets ça, je te promets tout le reste »...

Je ris de bon cœur et l'embrassai tout en larmes. Quelques instants après il se relevait avec une âme neuve, dont la beauté était si transparente, que personne ne le reconnaissait plus. Sa conduite fut dès lors admirable, et sa mort héroïque fut celle d'un saint: en voulant sauver un camarade blessé, il fut atteint mortellement. Voilà mon cuisinier!

Au peloton.---On peut aisément deviner, qu'au spectacle ininterrompu de ces transports patriotiques et de ces élans religieux l'enthousiasme devait m'emporter moi qui sentais battre en ma poitrine un coeur de prêtre et de Français.

Aussi, rarement dans ma vie, je fus autant qu'alors cruellement déçu. Ils s'en allaient ceux que j'aimais, et je restais toujours là! Au retour de ces joyeux départs, la caserne semblait une prison, et la vie d'exercices une lente mort. Or c'était là que je devais vivre ces heures de mortel ennui! Mais peu à peu mes yeux s'accoutumant à l'obscurité froide, je distinguais là encore des choses dignes d'admiration.

Sans doute, il y a très loin de la caserne au couvent! Une expérience déjà vieille me l'avait suffisamment appris. Mais je ne savais pas que la guerre rapprochait les distances. De fait je ne la reconnaissais plus ma caserne. Elle s'appelait encore Travot (jadis c'était son prénom, on la nommait Travaux-forcés). Les bâtiments toujours plus vieux étaient encore debout encadrant les deux cours aussi désolées. Les arbres sous l'horloge avaient maigri; en face les fusains presque chauves tremblaient de tous leurs rameaux comme des petits vieux rabougris. Mais le souffle de la guerre avait purifié l'atmosphère : l'âme d'un moine y pouvait maintenant respirer. Le repos était presque du recueillement; le travail un devoir sacré. La conversation sans cesser d'être joviale ne savait plus être grivoise. On ne jurait plus; et beaucoup priaient! Je ne me sentis donc pas trop dépaysé, puisque sous l'uniforme mon coeur battait à l'aise.

---Si vous traversez une forêt le soir, interrogez les arbres : vous ne sauriez croire comme ils savent mentir! Certains ont la peau fine et lisse, le teint frais, le port droit, la tête feuillue, et les membres forts. Mais s'ils parlent, ils rendent un son creux : ce sont des poitrinaires à la sève anémique ; ils ne passeront pas l'hiver. D'autres ont chétive apparence : le temps les a meurtris ; ils pleurent et saignent par mille crevasses; mais leur sève est vigoureuse et leur coeur jeune : ils vivront.

Dans la forêt du monde, l'arbre de la nation française trompait ainsi le voyageur pressé. On admirait ce géant séculaire. Sur ses branches tous les oiseaux du ciel chantaient, et ses rameaux portaient des fruits qui nourrissaient la terre; mais il semblait par la tête menacer ruine, et son écorce était pourrie. Ou jugeait qu'il fallait l'abattre. Or voici que la guerre, comme un coup de foudre, a décortiqué ce chêne. Le bois pleure, mais qu'il est beau! La tête se redresse, et seules les branches mortes tombent. Vous verrez que la cognée rentrera mal dans l'aubier si ferme, et que le bûcheron, fût-il prussien, avant d'atteindre le cœur, aura brisé son outil!

C'est ainsi que pour moi le spectacle de la caserne purifiée et ennoblie par la guerre fut une nouvelle révélation de l'âme de la Patrie.

* * *

Mais il s'agissait bien de philosopher à cette heure! J'étais soldat et ne voulais pas l'être à moitié. Un jour le capitaine me dit : « Vous savez qu'une circulaire ministérielle vient de créer dans chaque dépôt un cours d'officiers de réserve. Je vous ai désigné pour suivre le peloton. » Comme je me récriai : « Alors, continua-t-il, vous voulez qu'un imbécile prenne votre place et conduise à la mort des hommes qu'il ne saura pas commander? D'ailleurs c'est un ordre. Bonne chance! Les cours commencent demain. »

« Au fait, me dis-je, il a raison. » Dans la guerre éternelle du monde contre Dieu, le prêtre n'est-il pas officier? Il peut bien l'être dans celle-ci, puisqu'il doit combattre. L'honneur lui convient, et la charge ne doit pas l'écraser! L'expérience m'apprendrait plus tard que le fardeau n'est pas si lourd à qui sait le porter, que l'honneur est avantageux, et que si le péril est grand pour l'officier qui veut prêcher d'exemple, cette prédication éminemment sacerdotale est aussi efficace pour entraîner les hommes vers Dieu que pour les conduire à l'assaut.

Nous étions plus de 150 à l'exercice du matin. Mais bientôt les rangs s'éclaircirent, et 50 candidats au plus suivirent assidûment les cours. Le programme était vaste : il fut rempli très intelligemment. Notre capitaine-directeur eut le noble souci de nous insuffler une âme d'officier en même temps qu'il nous en donnait la science. Il peut être fier de son œuvre : la génération qu'il a formée n'a pas trompé son attente; et elle a conservé de lui le souvenir fidèle d'un vrai chef et d'un grand coeur. Ses exploits héroïques ont bien montré plus tard qu'il l'était en réalité.

L'émulation qui régnait entre nous ne gênait aucunement notre affection de frères. Tous rivalisaient d'attention à l'étude, et d'application au travail. On s'expliquait la théorie, on s'entraînait à l'exercice. Nos pensées étaient trop hautes pour que chacun n'eût pas le désir de voir tous les autres atteindre le but!

Ce labeur de plusieurs semaines, ingrat et obscur, trouva sa récompense aux examens du brevet. Ils furent satisfaisants; ceux qui persévérèrent jusqu'au bout furent sauvés.

Dès lors, on partait vite suivant son tour d'âge. Beaucoup l'auraient devancé. Je vis des officiers et je vis des soldats pleurer parce qu'on leur imposait un retard. Le commandant était inexorable. Un jour, cependant, il se laissa fléchir.

L'engagé volontaire.---J'avais dans ma section un engagé de dix-huit ans. Parisien de naissance, de profession chaisier et acrobate, il avait pu, depuis quatre ans, soutenir par son travail une grand'mère infirme et deux soeurs en bas âge. Il était orphelin ! Mais au premier jour de la guerre, son aïeule lui avait dit :

« Ecoute, mon petit Emile, si tu n'a plus de grand'père, c'est qu'en 70 les Prussiens l'ont assassiné. Si je suis infirme, c'est qu'il m'ont torturée ; si tu es mon seul petit gars, c'est qu'ils ont arraché de mes bras mon fils, âgé de trois ans, et l'ont jeté par la fenêtre; j'ai vu son petit crâne éclater sur la route; si je suis pauvre, c'est qu'ils ont tout pillé chez nous et brûlé nos maisons. Les voilà, entends-tu, les voilà. Va-t-en, mon petit, va-t-en. Venge mon homme, venge mon fils, venge-moi!... Si tu ne le voulais pas, j'en mourrais.

Emile avait répondu:

« Maman, je vous vengerai tous. »

Sa mère adoptive l'avait alors attiré dans ses bras et pressé très fort sur son cœur, comme pour lui communiquer l'ardeur de ses désirs. Ses petites sœurs s'étaient cotisées pour lui payer un bouquet de violettes de quatre sous et l'avaient embrassé gaiement.

Il était parti !

Pressé par sa parole d'honneur, il aurait voulu tout aussitôt combattre. Trois fois depuis son arrivée, un détachement s'était embarqué pour le front; trois fois il avait pleuré pour le suivre; trois fois il avait dû rester!

Ayant annoncé à sa mère l'insuccès de toutes ses démarches, il en reçut cette réponse

« Mon cher enfant,

« C'est la dernière fois que je t'écris en Vendée : ou tu seras parti, ou je serai morte de honte. Ce qu'on veut vraiment, on l'obtient toujours. Pourquoi ne pas me dire que le front te fait peur? Je saurais que mon fils est un dégénéré et j'en serais inconsolable; mais je n'aurais pas à douter et à rougir de toi. Est-ce ma fille qui t'a mis au monde? Est-ce moi qui t'ai nourri? Je ne reconnais plus mon sang. Si tu trompes ta vieille mère, sache qu'elle te maudit. Que de fois durant mon sommeil je vois mes chers morts revenir! Je les entends râler encore et demander un vengeur. Je leur dis que c'est toi, tu me l'avais juré. Mais il est bien trop lâche et trop petit, ton cœur. Tes lettres sont pour moi des coups de poignard, mon pauvre enfant. Ne m'écris plus qu'un mot : je pars!

« Adieu. »

Quand il eut dévoré cette lettre, Emile, pâle et tremblant, me la remit, puis s'effondra en sanglots. C'était navrant et sublime !

« Mon petit Emile, tu partiras demain avec le détachement, lui dis-je, je te le promets. »

Il m'embrassa comme un sauveur.

Il n'y avait pas de temps à perdre. Sans rien dire à personne, je glissai son nom sur la liste. Mais le lendemain, durant son inspection, le commandant découvrit le subterfuge et, d'un trait de plume, anéantit mon espoir. Il fallait bien le dire. Jamais commission ne me parut plus cruelle. Emile, de lui-même, abrégea les explications.

« C'est fini, me demanda-t-il, je ne partirai pas. »

De la tête, je répondis non.

Sur le coup il tomba comme une masse, inerte. Je le crus mort. Quand sur mon lit il repris ses sens, il fut en proie à une crise de nerfs effrayante, qui se fondit en un torrent de larmes. Son désespoir faisait pitié.

Le capitaine, que cette scène bouleversait jusqu'au fond de l'âme, m'ordonna aussitôt : « Allez trouver le commandant. Quand il saura tout, peut-être changera-t-il d'avis. »

Je l'abordai presque en larmes, et commençai mon récit.

« Est-ce possible, bon Dieu? Est-ce possible? interrompait-il souvent. En voilà une mère! et quel fils! Non, je n'ai jamais vu ça. Et, souriant, il conclut:

---A cœur vaillant, rien d'impossible. Dites-lui qu'il partira dans deux heures. »

Je ne marchai pas, je courus vers ma chambre.

« Allons, debout ! criai-je en entrant. Tu pars à quatre heures et te voilà couché?

Il ouvrit sur moi deux grands yeux de mourant et ne parut pas comprendre.

« Tu pars, Emile, répétai-je, tu pars et le commandant veut te voir tout de suite. Vas-tu lui présenter une tête de cadavre? Allons, un brin de toilette et au trot! »

Il bondit en un instant hors du lit et se jeta dans mes bras. Un quart d'heure après, le commandant l'embrassait comme un père.

Mais ce pauvre n'avait point de viatique. Sitôt qu'il fut parti, j'entrai dans sa chambrée, et à ses camarades je dis :

« Vous savez qu'Emile part ce soir. Voici son porte-monnaie. ~)

Il n'y avait pas un sou dedans. Quand je revins il contenait 30 fr. 50.

A quatre heures, Emile, l'engagé parisien, nous avait quittés-- « Bien sûr je l'envoie à la mort, me disais-je en revenant du train. J'ai fait tout de même deux heureux. »

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CHAPITRE III
En retraite.

Communiqués.---Dans ces jours de fièvre patriotique, nous avions soif de nouvelles... et quelle source pour nous désaltérer : les communiqués officiels! Ce n'était qu'un filet d'eau, et cette eau n'était pas toujours claire : pourtant, avec avidité nous la buvions chaque soir. Je vois encore à la mairie les deux tableaux noirs accrochés au mur près de l'étroit péristyle. On les enlevait à cinq heures pour y relater les nouveaux télégrammes. Que de fois, j'ai suivi, au milieu d'une foule impatiente, cette opération banale qui attirait sans cesse, et toujours énervait! Au moment fatidique, deux somnolents employés sortaient de la mairie : avec des précautions sans fin, ils appuyaient au mur leurs petites échelles tout près des tableaux; quand ils les décrochaient, on eût dit qu'ils soulevaient le monde; puis ils s'en retournaient du même pas indolent. Qu'allaient-ils nous rapporter! Beaucoup ne disaient rien; peut-être ils ne pensaient rien non plus. Beaucoup prophétisaient; or, les prophètes de malheur n'habitaient point encore chez nous.

Pendant ces longues minutes, des yeux, que dilatait l'espérance, lisaient toujours par avance des victoires sur ces tableaux où les scribes mystérieux inscrivaient toujours des défaites. Bientôt un cri: « Les voilà! Les voilà! » Durant que les tableaux regagnaient lentement leurs places, des regards avides les dévoraient sans retard. On les lisait en silence. Alors, peu à peu, ces deux ailes de la victoire se changeaient en deux bras d'une croix où la France restait clouée !

Du moins, au bas de ce péristyle qui ressemblait à un calvaire, il n'y avait point de blasphémateurs. En contemplant à travers les lignes blanches les plaies de la Patrie, des mots de pitié toujours montaient du coeur aux lèvres; parfois des larmes perlaient aux paupières; d'aucuns se frappaient la poitrine; personne ne désespérait. Les chênes de notre bocage se laissent-ils déraciner? Sous l'ouragan ils plient, ils se dépouillent, ils gémissent; mais, mordant plus fort aux granit, ils résistent toujours. Ainsi nos âmes s'accrochaient par toutes leurs fibres au roc de l'espérance et restaient fermes sous la tempête. Or, sur le sol de la France, il n'y avait alors dans la forêt des âmes que des chênes!

Une lettre.---A la vérité, les bulletins officiels étaient énigmatiques; ils laissaient deviner la défaite plus qu'ils ne la disaient. Mais bientôt lettres du front, déchirant le voile, montrèrent à nu la plaie saignante que l'ennemi de la France lui ouvrait au flanc.

Voici ce qu'un camarade m'écrivait alors:

« Vieux poteau!

« Je ne suis pas mort :je te l'aurais dit; mais je suis plus à plaindre qu'un mort. Quelles journées j'ai vécues depuis que je t'ai quitté! J'ai vieilli de vingt ans en vingt jours; mais je m'empresse de t'assurer que je sens battre en ma poitrine usée un coeur plus jeune, une âme plus forte que jamais.

« De chez nous jusqu'à la frontière le voyage fut triomphal. L'enthousiasme est universel pour Dieu comme pour la Patrie, car le clergé s'associe partout aux manifestations guerrières. Quand tu viendras, je te montrerai une superbe croix en cuivre travaillé que l'évêque de Meaux ---j'ignore son nom---nous a donnée au passage. Je l'ai jointe à ta petite médaille et je les porte sur mon cœur comme un bouclier. Chaque soir je fais à la croix ma prière, et sur la médaille je dépose un long baiser d'ami---elle est pourtant bien froide et plate, tandis que tes joues... enfin!

« Grandpré! tous les voyageurs descendent de voiture! Volontiers on abandonne les coussins en bois de nos wagons pour déjeuner sur l'herbe. Puis, pendant quinze jours ce furent de petites marches, de petites manoeuvres, de petits exercices de soldats en ballade. C'était chic, la guerre !

« Un soir nous avons passe le Rubicon, je veux dire la Semoy, et nous sommes entrés en Belgique. Ah ! mon ami, quel accueil, on ne reçoit pas ainsi des amis, mais des enfants après une longue absence. Ils ont le cœur sur la main, ces gens-là. Ils nous chargeaient., comme des mulets, de tabac et de gâteaux.

« Hélas! la digestion fut vite contrariée par l'arrivée des boches. Je t'avoue que la première rencontre autour de Paliseul ne m'a fait aucune impression . ça ressemblait aux grandes manoeuvres. Mais l'illusion allait tôt s'éclaircir! Dès le lendemain la vraie guerre commençait. Et quelle guerre! D'abord je dois te dire que je n'y comprends rien. A partir du 27 nous nous sommes battus presque tous les jours. Or, chaque fois, je te le jure, nous avons repoussé l'ennemi et c'est toujours nous qui prenions la fuite! Voici nos étapes de misère et de gloire : Bouillon, Chaumont-Saint-Quentin, Chémery, et Maisoncelle; puis, en fin de course, les deux Mourmelon, Courtisols, Ecury-le-Repos. Je ne t'en parle pas ici, ce serait trop long; mais de vive voix que de grandes choses je te dirai. Tout de suite je t' avertis : défie-toi de la carte. En suivant notre itinéraire, elle te dira que tous ces noms sont les défaites : moi, je te dis que ce sont des victoires.

« A demain. »

Le lendemain il continuait ainsi:

. . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ah! mon pauvre vieux, cette retraite de Belgique! rien que le souvenir me chavire le coeur. Pense donc! Nous faisions des étapes de 50 et 60 kilomètres par jour sous des torrents de sueur ou de pluie! Les convois du parc et de l'intendance encombraient les routes; sur les chemins des convois de misère horribles à voir : l'exode des pauvres gens! Leurs attelages, leurs chargements, leurs discours : tout fait pitié. Certains ont oublié l'argent et sauvé une cage! d'autres emportent des petits cadres en plâtre, mais ils ont laissé leurs dorures. Un soir, en arrivant prendre la garde à un carrefour, j'entends gémir dans le fossé de la route. J'y cours. Une femme allait accoucher; près d'elle deux petits enfants à demi nus pleuraient. Par bonheur, un fourgon a passé : il a recueilli toutes ces infortunes.

« Nous autres, pour aller plus vite, nous marchions souvent par les terres labourées; au prix de quelles fatigues! Mais peut-être ailleurs nous serions morts de faim. C'est que nous n'avions rien à manger. On marchait tout le jour, et quand vers le soir l'intendance nous rejoignait c'était en même temps que les Boches; il fallait donc prendre le fusil, et laisser le pain. Heureusement il, nous arrivait parfois de traverser un champ de betteraves. J'ai essayé d'y mordre, mais c'était trop fade! J'aimais mieux les carottes.

J'en ai vu qui broutaient des feuilles de choux !

« Un vrai régiment de lapins!

« Mais ces lapins---entends-tu? vieux frère,---n'avaient pas que des dents pour croûter et des pattes pour fuir; ils avaient du coeur au ventre, je te le jure! Nous n'avons pas laissé un blessé au combat, pas un homme en route. Des soldats, qui se traînaient à peine, trouvaient encore la force de soutenir leurs camarades éreintés. Le croiras-tu? pendant ces marches épuisantes quelques-uns chantaient! Presque tous les officiers portaient des sacs pour décharger leurs hommes trop fatigués : devant la misère on aurait dit qu'il n'y avait plus de galons !

« Tout était en commun. Celui qui trouvait une pomme la partageait. On grignotait chacun son tour au même morceau de pain moisi ramassé sur la route !

« Veux-tu que je te dise le fond de ma pensée? Dans ces jours-là il me semblait, vois-tu, que l'âme et le corps marchaient en sens inverse. Plus il s'affaissait, plus elle s'élevait; plus il souffrait, plus elle jouissait; plus il mourait, plus elle vivait ! Que c'est donc beau de s'aimer ainsi! Tu m'as écrit l'autre jour que d'après l'Écriture un peuple de frères est une citadelle imprenable. On traduit ça d'un mot plus court, nous autres : « On les aura » !

« La retraite est finie; nous avons reçu l'ordre de tenir en place jusqu'à la mort. Eh bien ! ce que je vais te dire. Les noms que je t'ai rappelés dans ma dernière lettre on les oubliera peut-être : tant pis! On retiendra celui de la F.... Ch.... (Fère-Champenoise) : celui de la victoire ou de la mort !

« Mais la victoire est certaine. Ce nom-là, mon ami, beaucoup sans doute vont l'écrire avec leur sang; mais, sois-en sûr, nos enfants le liront plus tard en lettres d'or sur notre drapeau!

« A force de jeûner nous avons une terrible faim : gare à la viande fraîche des Boches! Oit les aura, je te le dis, on les aura!

« Vive Dieu! Vive la France! »

A la caserne ces lettres passaient de main en main. Elles rendaient toutes le même son de patriotique espérance et de religieuse charité. J'avoue qu'alors elles semblaient moins émouvantes, car nos âmes vibraient à l'unisson. Mais depuis, celles qu'une amitié fidèle m'avait fait conserver, je les ai relues bien souvent avec une piété fervente, comme un prêtre relit dans son bréviaire les épîtres de nos martyrs.

Aux deux lettres que j'ai transcrites, j'ajoutai deux post-scriptum : à la première, l'ordre du jour du généralissime prescrivant la résistance; à la deuxième, un seul mot : La Marne!

Deux convois.---Dans le même temps arriva chez nous un convoi de trois cents blessés. Ce fut un événement. Toute la ville était à la gare pour les voir et les acclamer.

En vérité le spectacle était d'une beauté poignante. Une compagnie de territoriaux assurait l'ordre: c'était pour nous, elle rendait surtout les honneurs : c'était pour eux. Eux, ils étaient admirables. Dans les autos montaient les hommes aux blessures légères, des camions transportaient les brancards des mutilés: tous étaient souriants et fiers. De leur main valide ils saluaient la foule, agitant aux portières leurs humbles trophées et leurs loques glorieuses. Ils étaient partis, ces jeunes hommes, vigoureux et splendides : au retour, maigres, sales et sanglants, ils étaient encore plus beaux.

De tous les cœurs l'émotion débordait en paroles affectueuses et en frénétiques bravos. Pourtant nul ne les connaissait; mais ils étaient de France, et la France était alors une personne vivante, dont tous les membres sentaient bien qu'ils formaient un seul corps. Devant ces brancards de blessés, comme devant un autel, tous communiaient dans la religion de la Patrie avec une ferveur enthousiaste. Y avait-il dans cette foule immense, je ne dis pas un renégat, mais seulement un indifférent?

Pendant deux heures les voitures traversèrent un torrent d'unanime et profonde sympathie : et c'est le coeur dilaté par l'espérance et la pitié, qu'on retournait chez soi.

Dès lors quel remous de charité ce flux de douleurs souleva dans notre ville! On n'attendait pas d'être sollicité, la générosité devenait un besoin. Literie, lingerie, provisions, douceurs affluaient de toutes les maisons. C'était tout le jour vers les collèges, devenus hôpitaux, un flot croissant de visiteurs aux mains pleines, qui rapportaient, en échange, pour leur mémoire des anecdotes sublimes, pour leur coeur d'inestimables mercis. On disait : « Nos blessés » comme une mère sait dire « Mes enfants ». On colportait leurs récits déjà fabuleux en les amplifiant encore. Aussi un halo de gloire resplendissait pour ainsi dire au-dessus de chaque hôpital, et dans ces temples de héros nos coeurs pieux auréolaient tous les fronts.

Après la Marne les blessés se multiplièrent sans que la charité diminuât. Comme chaque convoi nécessitait un service d'ordre, je fus un jour de planton à la gare pendant qu'y stationnait un train de prisonniers. J'allai les voir, et fixement les regardai, comme un lutteur avant le combat dévisage son adversaire.

Ils étaient tous jeunes, grands et forts. Loin d'être déprimés, ils avaient le front hautain, et l'attitude presque arrogante. Comme sous la poussière leurs habits paraissaient encore neufs, ainsi leur âme sous la tunique des prisonniers était celle des vainqueurs. Ils devaient bientôt me le faire mieux savoir.

Avec mon petit bagage d'allemand je m'approchai d'une portière où s'accoudait un caporal.

« Eh bien, lui dis-je, tu n'es pas à Paris?

---Es-tu à Berlin, me répondit-il.

---Du moins vous ne verrez jamais Paris, mais nous bientôt nous irons à Berlin.

---Jamais! » vociféra-t-il, en relevant le vasistas, et il disparut.

Son regard de haine me laissa pensif. Quelques mois avant la guerre, j'avais visité les provinces rhénanes auxquelles ces hommes appartenaient. Leurs moeurs là-bas étaient si douces, leur caractère si poli, leur accueil si aimable! Et je les voyais devant moi haineux et farouches. La guerre pouvait-elle donc si vite dégrader notre coeur? Non sans doute; mais ce coeur n'est-il pas un lac, dont l'eau, claire quand le temps est calme, dort sur un lit de vase? Que l'ouragan se lève et secoue le lac jusque dans ses profondeurs. La boue remonte à la surface, et les vagues furieuses vomissent sur le rivage une écume souillée. C'est pourtant le même lac, et c'est bien le même coeur! La guerre a soulevé le fond.. Sur nos plages lointaines voici qu'il déferlait en haine!

.... Le train n'était plus là que je rêvais encore. Un soldat vint chercher des ordres. Triste, je m'en allai.


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CHAPITRE IV
Vers le front.

Dernière garde.---Du crépuscule à l'aurore, un gradé prenait la faction aux portes de la ville : il devait spécialement arrêter les autos. Si jamais consigne militaire fut dénuée de tout sens pratique, c'était bien celle-là. On se tenait près des barrières d'octroi sans lumière et sans arme. A moins de se laisser écraser sur la route, comment aurions-nous pu faire respecter la loi? Sur nos rapports du moins elle n'était pas souvent violée. Mais ce service nocturne procurait l'avantage très appréciable d'exempter les plantons de l'exercice du matin. A l'heure où les camarades mettaient sac au dos, que le lit semblait bon !

Par une belle matinée d'octobre, je me disposais ainsi à jouir de mon repos après une nuit de garde, quand une sentinelle vint m'appeler d'urgence chez le commandant. Sitôt la porte entr'ouverte :

---« Mon petit chanoine, me dit-il---c'est ainsi qu'il m'appelait---venez me faire vos adieux. Vous êtes nommé adjudant, proposé pour officier, et vous partez à dix heures, juste le temps de vous préparer. »

J'avais la tête lourde de sommeil. Je crus rêver.

---Vous avez compris? me dit-il sur un ton qui me réveilla.

---Oui, oui, mon commandant, balbutiai-je, puis, d'une langue pâteuse, je formulai quelques remerciements et m'en retournai vers ma chambre, où l'on trinquait déjà en mon honneur.

Nous partions douze gradés chercher à Brest un détachement de 250 hommes que nous devions conduire au front. Des collégiens s'en allant en vacances ne quittent pas l'école d'un coeur plus joyeux. Les chants et les fleurs nous firent aussi cortège jusqu'à la gare, car amis et camarades---ils étaient nombreux---voulurent nous accompagner.

Quand le train s'ébranla, un seul cri jaillit de nos âmes en fête; le mot qui résumait notre affection et nos espoirs : « Vive la France! »

Brest.---Nous occupions à douze tout un wagon du train. Ce n'était pas le moins bruyant. Tout d'abord, en bons patriotes, nous chantâmes la Marseillaise. On hurlait au refrain, on ânonnait aux couplets; j'eus même l'orgueil de constater qu'un curé connaissait mieux que d'autres son hymne national. A bout de souffle on se tut, et comme un soldat doit toujours avoir faim, on mangea. Nous emportions deux jours de vivres et nous comptions bien les consommer en route. On n'eut pas même le souci de délier les sacs.

Dans toutes les gares la Croix-Rouge se précipitait à l'assaut de notre wagon, et nous étions toujours vaincus. C'était si bon ce qu'on nous offrait, et on le présentait avec tant de grâce'

---Monsieur l'adjudant, un petit bol de bouillon bien chaud?

---Moi j'ai de très bon lait, avec la crème dedans

---Goûtez seulement mon café, Monsieur l'adjudant!

---Allez-vous me refuser deux cigarettes?

---Monsieur l'adjudant, comme ce serait gentil à vous d'accepter ma tartine. Si vous saviez comme elle est bien beurrée!

Le moyen de résister à toutes ces séductions? On prenait donc, on prenait toujours, et puis on remerciait gauchement. Or, quand les menottes fines et blanches étaient libres, elles nous distribuaient à distance de gracieux baisers.

Oh! chères petites infirmières des gares, vous êtes une fleur de charité française. Et comme elle est belle sous sa corolle blanche, et comme il embaume le parfum de son cœur! On dirait même qu'elles sont plus fraîches, plus odorantes, ces fleurs qui naissent de la tempête et qu'on arrose avec du sang!

Oh! chères petites infirmières des gares! Quelle douce vision l'on emportait de vous! Vous aurez, durant cette guerre, dans la minute où vous régniez sur nous, refoulé plus d'une larme, déridé plus d'un front, réconforté plus d'un cœur, enchanté pour beaucoup la route vers la mort. Ce n'est pas assez d'être bon: il faut savoir aimer. Je compris là que d'instinct nos jeunes filles de France ont la science de la charité. Très souvent je verrai plus tard, qu'aussi bien le soldat de France en connaît d'instinct les meilleurs rudiments.

En vérité, me disais-je, il doit être cher au coeur de Dieu, le sol où croît en abondance la fleur d'un si bel amour.

* * *

---Saint-Jacut : Sur mes tablettes de guerre j'ai lu tant d'autres noms, écrits en traits de feu! celui-ci est resté gravé. Il nous fit rire aux larmes en provoquant des gauloiseries sans nombre. Elles étaient, je l'avoue, d'un goût fort douteux---mais pour porter l'épée et l'uniforme on n'est pas forcément académicien.

Je me rappelle surtout qu'à partir de Saint-Jacut, le convoyeur du train, en nous contant certain fait d'espionnage, excita vivement nos instincts belliqueux. Nous longions alors les grandes poudrières dont personne, disait-il, ne connaît l'entrée. Or, la veille, on avait arrêté près d'elle un homme vêtu d'une soutane qui lisait trop distraitement son bréviaire : c'était un officier prussien.

---Au moins l'avait-on écharpé!---On a mieux fait d'attendre, assurait notre narrateur, car il a mis entre les mains de la police tous les fils d'un épouvantable complot. Vous êtes ici au cœur de l'espionnage. On ne sait plus à qui se fier. Des espions! Ils foisonnent à Brest, vous en verrez sûrement.

On ne demandait pas mieux. J'avais bien vu, en traversant Paris, les boutiques éventrées des Maggi et des Kub, mais un espion en chair et en os, ce devait être curieux. Je ne savais pas alors, qu'un jour dans ma tranchée, je trinquerais en personne avec un espion bavarois. J'avais lu tout Daudet, et l'« Avant-guerre » m'effrayait un peu. La défiance n'est pas française; elle répugne au Vendéen. On naît espion sans doute, comme on naît difforme; or sur le sol des Francs, ce champignon ne pousse pas. Se battre à découvert, face à face, un contre dix : soit; mais se cacher, soupçonner l'ombre, suspecter un sourire, même devant un ami fermer à double tour sa pensée et son coeur, allons donc!

En regard de la malice des hommes on goûtait mieux la mélancolie reposante d'un beau soir d'été. Elle est si pittoresque, la côte bretonne, repaire sinueux d'une mer sauvage. La bête, ce soir-là, était déchaînée. Elle hurlait, elle écumait, elle bondissait contre les remparts de granit des falaises comme un tigre captif contre les barreaux de sa cage; secouant sans répit la crinière échevelée de ses vagues qui se teintaient au couchant de reflets d'or fauve. Dans la lande, au contraire, sur les mamelons violacés les bruyères ondulaient très douces comme sous le zéphyr la toison des brebis!....

* * *

A six heures nous étions à Brest.

---« Ah! vous voulez des hommes, nous dit le commandant qui nous reçut au château. Le général croit-il que l'arsenal en fabrique? Attendez qu'ils viennent! »

La 20e compagnie, qui en comptait 2.000, en reçut douze de plus. Notre travail, alors, consistait à assurer le service de garde et de police en ville : ce n'était pas une sinécure.

A la caserne du château se trouvaient prisonniers des officiers allemands, dont le traitement princier scandalisait la ville. En toute vérité nos sentinelles n'étaient pas pour eux des gardiens, mais des domestiques, et ces maîtres étaient exigeants. Ils étaient tous très riches; aussi leurs cellules étaient des salons, où l'on festoyait du matin an soir. C'était peut-être tolérable; mais qu'ils pussent insulter la France en des chansons, c'était un luxe exagéré. Un ennemi cousu d'or n'est-il donc plus un ennemi? et des insultes chantées sont-elles des compliments? Nos hommes quittaient leurs postes, écœurés, mais plus patriotes encore.

La cordialité de la discipline, très vive chez les Bretons, n'en souffrait pourtant pas.

Un jour je me trouvai dans le bureau du commandant. Son adjoint, commandant aussi, travaillait à la même table. Une sentinelle entra. Ayant salué correctement il fixa sans mot dire les deux officiers supérieurs, puis naïvement interrogea :

---Qu'est-ce qui commande, ici?

Il reçut en réponse deux francs éclats de rire,

---C'est toi le patron? dit l'homme en désignant l'officier.

Non, c'est l'autre.

Ah ! c'est toi?

Non, c'est bien lui.

Alors, tu ne veux pas dire? Eh bien, c'est toi, t'es le plus vieux. Ecoute. Ta fille est à la porte. Elle veut te parler.

Il salua réglementairement et sortit. Les deux Commandants riaient aux larmes. J'étais complètement ahuri.

---Voyez, me dit l'un d'eux, quels bons petits gars, nos Bretons!

Je courus vers la sentinelle et lui fis observer qu'on ne tutoie pas un supérieur.

« Tiens ! m'objecta l'homme, mais il disait l'autre jour qu'on était ses enfants. Chez nous est-ce qu'on dit « vous » à son père? »

Un médecin nous aborda.

« Comment, vas-tu », dit-il à mon compagnon.

Au lieu de répondre, il me regarda victorieusement

---Tu vois celui-ci, me dit-il, est-ce qu'il me dit « vous » ? Ça va, Monsieur le Major, tu m'as bien guéri. »

Et, fumant tranquillement sa pipe, il s'éloigna.

Certainement, après la guerre, je voudrai revoir ces petits coins bretons, où j'ai laissé tant de chers souvenirs !

J'irai d'abord en pèlerinage à Sainte-Anne du Portzic. Je grimperai de nouveau le sentier ravine, qui mène au sanctuaire, où j'ai fait brûler un cierge pour ceux qui mouraient là-bas! et puis je descendrai à la petite auberge où l'on buvait paisiblement sous les treilles des roses grimpantes, près de la grève, où s'ébattaient les mouettes.

J'irai à Saint-Renan revoir l'hospitalière demeure, où l'on m'a choyé comme un fils. Tout le monde a pleuré quand je suis parti: ils pleureront de joie quand je reviendrai!

Je visiterai l'arsenal immense, ses chantiers et ses bateaux. Les grues énormes tourneront encore ; les petites mouches d'escadre bourdonneront toujours. L'enfer des grandes forges ne sera pas éteint et j'entendrai encore la symphonie sauvage des grincements de l'acier mêlés aux chansons.

Les cuirassés géants ne seront plus là peut-être, ni dans la rade les mêmes paquebots; mais le soleil ouvrira toujours dans la mer un sillon d'argent, et arrachera des diamants aux vagues.

Hélas ! je ne retrouverai plus tant d'amis fidèles pour qui mon premier serrement de main fut un adieu. J'avais juré de les revoir après la guerre. Mais la vie entière n'est-elle pas un combat ? Au jour de l'éternelle paix, je saurai bien les reconnaître au ciel!

Mon détachement.---La Bretagne toujours généreuse et héroïque était déjà prodigue du sang de ses enfants. Sur les chemins de la retraite, les régiments bretons avaient semé des cadavres, comme on jette à pleine main la semence des moissons prochaines. Le grenier se vidait. On recueillit pour nous une semence plus vieille ; mais elle était si bonne encore ! En Bretagne, le grain des âmes ne moisit pas.

Nos deux cent cinquante hommes avaient tous atteint la quarantaine. Ils avaient les traits durs, le front ridé, la barbe grisonnante, les épaules déjà courbées, mais le coeur très jeune: c'étaient des territoriaux; mais c'étaient des Bretons.

Quand fut fixé le jour du départ, on résolut de le solenniser. Le curé de Saint-Martin nous donna sa très belle église. Elle fut remplie comme aux grands jours. Après la messe, je montai en chaire pour ma première allocution de prêtre-soldat. J'ai répété souvent depuis le texte que je choisis alors; et j'en sais mieux maintenant la vérité profonde: « La plus grande marque d'amour est de mourir pour ceux qu'on aime ». Je fus compris pourtant, car lorsque, en terminant, j'adressai un salut d'adieu à la Bretagne et à ma Vendée: «Morituri te salutant! Ceux qui vont mourir te saluent! », des larmes, qui n'étaient point toujours silencieuses, firent écho à ma voix!---Que de fois depuis ce jour-là j'ai prêché sur la guerre; je n'ai point encore oublié l'impression de ce petit discours. Hélas! le sang a coulé après les larmes : combien de mes auditeurs ne m'entendraient plus aujourd'hui!

Ce fut surtout pour moi une vraie révélation. Je compris que, pour porter loin, la voix de l'orateur doit partir de son cœur plus que de sa tête. La parole publique est un vêtement moins riche et moins chaud pour l'idée que pour le sentiment. Et quand par les yeux émus le cœur est atteint, la citadelle de la raison est aisément prise d'assaut. Il semble qu'en toute lutte, même oratoire, la surprise ou la violence sont encore la meilleure tactique. Oh ! que le prêtre parlerait bien s'il laissait plus parler son cœur!

Amiens.---Le soir même nous quittons Brest. On eût dit, à notre gaieté, une société sportive s'en allant à un concours, où elle doit cueillir des lauriers. Le canon ne tonnait pas encore: on pouvait donc chanter à l'aise et on n'y manqua pas. Il fallut arriver à Creil pour trouver les premières traces de la guerre : des maisons incendiées, un pont détruit, des restes de barricades. C'en fut assez pour enflammer notre courage, et raffermir nos résolutions. « Ce qu'on allait en mettre! » Nous arriverions bien sûr pour le dernier effort. Nous donnerions un sérieux coup de main, et la poussée irrésistible contraindrait la bête féroce à se rembucher aussitôt. On la poursuivrait sans répit, on la réduirait aux abois, et l'hallali d'une victoire complète terminerait la chasse brillante, où l'on brûlerait les étapes en s'amusant beaucoup !

La France était alors peuplée de somnambules. Nous vivions en plein rêve, et il fut si tenace, qu'on eut encore besoin de quelques mois de terrible réalité pour se réveiller un peu. Mais sans rêver pourrait-on vivre? Pourrait-on combattre surtout ? Sur la scène du monde, plus encore sur les champs de carnage, le rideau toujours trop tôt se lève, car le spectacle est décevant. Ceux-là même, du reste, qui habitaient les coulisses, connaissaient mal la tragédie, tellement le théâtre de guerre était chez nous improvisé : les costumes manquaient et les machines ; personne cependant ne doutait du succès.

Après deux jours et une nuit de voyage, nous débarquions à Amiens, un peu fourbus, mais décidés. Notre régiment cantonnait à 20 kilomètres et nous devions le rejoindre au plus tôt. Mais l'approche du danger peut-être alourdissant la marche, les hommes s'égrenaient en chemin. Notre dernière étape ne fut point triomphale. Qu'allait-on dire à l'arrivée ?---C'étaient ça les troupes fraîches qu'on attendait depuis longtemps! Des abonnés pour l'ambulance, des recrues d'hôpital!---La halte finale se prolongea donc assez pour permettre aux traînards de rejoindre et de se refaire un peu.

Assis sur une gerbe, j'interrogeai le ciel et l'horizon. Tout était silencieux, et même le repos absolu d'une campagne qui aurait dû en ce moment être si animée était le seul indice du bouleversement général.

Tout à coup dans le ciel sans nuage quatre petits flocons blancs apparurent au. lointain; au centre un tout petit point noir se déplaçait rapidement. « Un avion qu'on bombarde!» me (lit l'officier ; on n'entendait aucun bruit, le canon était trop loin. Mais pour moi l'intérêt fut grand de voir les flocons blancs poursuivre le point noir. On eût dit des moutons, que guide un chien de berger. Jusqu'à ce que les larmes vinssent voiler mon regard, trop ardemment fixé sur un ciel de midi, je suivis attentivement le singulier troupeau... Le chien filait trop vite; les moutons ne l'atteignaient plus ; et, comme harassés de fatigue, ils s'évanouissaient dans l'azur.

Avant de la connaître sur terre, j'avais vu la guerre dans les cieux !

* * *

Nous arrivâmes enfin à Warloy-Baillon. Une compagnie de mon régiment---ce serait la mienne---y cantonnait dans une ferme. Quel accueil nous reçûmes là! Mon officier retrouvait son frère; moi des compatriotes et des amis d'enfance. Nous étions donc enfin chez nous. Eux, ils avaient été en Belgique ; ils avaient vu la Marne: ils avaient fait en chantant une promenade de 200 kilomètres pour venir occuper les tranchées de la Somme, et ils étaient tous frais, joyeux et dispos. A nous voir harassés de fatigue, on eût pu croire que c'étaient nous les vieux soldats et qu'eux sortaient du dépôt.

Le temps de serrer affectueusement les mains qui se tendaient et de trinquer joyeusement, le détachement prit la route d'Hénencourt pour se présenter ait colonel. Grand Dieu! Quelle route! Un fossé de botte! Nous n'avions pas suivi encore les chemins de guerre; le premier nous effraya tous. On se répandit dans les champs; tandis que de la ferme nos guides bénévoles, très amusés de notre émoi, suivaient sans hésiter la route bourbeuse, où ils enfonçaient jusqu'au genou. L'accoutumance nous viendrait vite, assuraient-ils en riant, et nous saurions bientôt que pour les bottes d'un combattant la boue est le meilleur cirage.

Le colonel! Avec sa haute stature, son regard perçant, ses énormes moustaches tombantes, il ressemblait aux vieux chefs gaulois de nos livres d'histoire. C'était un pur Breton, chrétien et soldat d'instinct. Il nous reçut froidement et sans tarder, nous affecta par moitié à ses deux bataillons.

Le commandant du 6e, auquel j'appartenais, était un petit homme maigre et de chétive apparence, au visage osseux, aux gestes brusques. Mais le front large et haut, le nez droit et bien taillé révélait une volonté forte. De ce corps décharné au teint livide, non pas le coeur, mais les yeux semblaient pour ainsi dire le seul foyer de vie. Le regard jaillissait comme une étincelle ardente où l'intelligence brillait. C'était un colonial, vrai soldat de carrière, et c'était un chef qu'on suivrait volontiers.

Mon capitaine, lui, arriverait au but par une autre voie. En devenant officier il était resté homme du monde, courtois et poli. Tout en lui respirait la douceur : ses traits fins et réguliers, sa longue barbe blonde et soyeuse, ses manières mesurées, sa parole onctueuse, son regard toujours caressant. On subissait près de lui l'attraction de la bonté.

Très cordialement il me souhaita la bienvenue. Comme la quatrième section n'avait point de chef, j'en pris aussitôt le commandement.

Une heure après nous partions ensemble vers notre secteur de tranchées ; enfin, j'allais donc au feu!


Deuxième partie: Au feu!

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