Joseph RAYMOND.

IMPRESSIONS DE GUERRE D'UN MOINE-OFFICIER


CHAPITRE XXI
Agonie.

Sauve qui peut!---Notre victoire était précaire. On le comprit bientôt; car plusieurs hommes du régiment voisin, égarés parmi nous, nous apprirent que leur attaque avait complètement échoué. Les fils de fer s'étant trouvés intacts, leurs vagues d'assaut avaient été mitraillées à bout portant : le bataillon était anéanti sans aucun résultat. Ainsi notre avance nous perdrait sans doute; car nous avions des ennemis à notre gauche et presque derrière nous. De fait leurs mitrailleuses balayaient continuellement la plaine, pour empêcher notre ravitaillement. A moins donc de mourir de faim, tôt ou tard il faudrait céder; mais on espérait bien qu'une nouvelle attaque améliorerait la position.

En attendant nous étions harcelés sans répit. Par les boyaux du bois de Ville des grenadiers allemands, héroïquement audacieux, venaient en petit nombre attaquer tout le régiment en déversant dans nos tranchées leurs sacs pleins de grenades. Seize fois dans la journée et dans la nuit suivante nous fûmes assaillis de la sorte.

Or, dans nos rangs pressés les grenades faisaient d'innombrables victimes. Nos hommes s'inquiétaient, n'ayant rien pour répondre. Toutefois ils voulaient tenir et subissaient héroïquement l'avalanche de mort.

Notre jeune aumônier était vraiment sublime. Arrivé de la veille, n'ayant jamais vu le feu, il avait voulu monter à l'assaut avec la première vague. Dans la tranchée allemande il cumulait tous les services : les médecins et les infirmiers n'ayant pu nous rejoindre, il les remplaçait tous. Sa charité opérait des miracles. C'était merveille de le voir se prodiguer partout. On eût dit que les grenades s'écartaient de cette pauvre soutane, qui rayonnait splendidement de foi, d'espérance et d'amour !

Vers 2 heures de l'après-midi, je reçus l'ordre d'organiser la 23e compagnie, privée de tous ses chefs. Or, comme Raoul épuisé avait risqué le retour, je restais seul disponible. Parcourant de nouveau la tranchée conquise, je rassemblai péniblement les débris de cette compagnie. Or pour se rendre à leur poste, tous ces hommes devaient traverser un boyau fort étroit, complètement obstrué vers le milieu par un géant bavarois, qui y agonisait. Comme il souffrait horriblement, il avait insisté pour qu'on le laissât en place. Il avait donc fallu creuser dans les parois du boyau deux trous pour poser le pied en passant. Qu'allaient faire mes hommes?

Sans souffler mot, je me tins à distance durant leur défilé; et je puis témoigner non sans admiration que plus de deux cents soldats français passèrent sur cet Allemand sans qu'un seul osât l'effleurer. Et pourtant quelques mois plus tôt une scène abominable nous avait révoltés. Un blessé d'une patrouille allemande étant resté sur le terrain, quatre brancardiers ennemis s'étaient montrés en plein midi, demandant qu'on leur permit de relever leur camarade. Le capitaine français fait droit à leur requête. Aussitôt ils accourent, tandis que de part et d'autre, accoudés sur le parapet, Allemands et Français regardent. Or, sitôt qu'ils furent descendus nous reçûmes en action de grâces plusieurs centaines d'obus meurtriers. L'on s'était promis une juste vengeance. Mais le vin pur de la charité française saurait-il déposer de la lie? On peut vider à fond la coupe de notre cœur, on n'y goûtera pas de fiel!

* * *

Je finissais de rassembler la 23e Cie, quand reparut son Capitaine. On le croyait mort, car plusieurs l'avaient vu tomber. Or, il ne portait pas une seule égratignure. D'où venait-il ? Les hommes chuchotèrent : « Il s'est caché dans un trou, attendant une petite blessure. » Hélas! il allait bientôt accréditer lui-même cette infamante accusation.

La nuit, obscure et pluvieuse, fut particulièrement pénible; mais les efforts de l'ennemi demeurèrent stériles.

Or subitement au petit jour la contre-attaque décisive se déclencha de tous les côtés à la fois. Il devint bientôt manifeste, qu'on ne résisterait pas longtemps. Au bout d'une demi-heure on parlait d'évacuer toutes les positions. Etait-ce un ordre du commandant? J'envoyai un caporal chercher des renseignements précis : ce soldat héroïque partit sans hésiter. A vrai dire pas un Allemand ne se montrait encore, et l'on ne pouvait pas savoir si l'ennemi était en force pour tenter l'assaut des tranchées.

Dans un angle de pare-éclats mon capitaine et moi nous rencontrâmes, assis sur des sacs de terre, le triste capitaine de la 23e compagnie.

---Il faut nous rendre, déclara-t-il; à quoi bon se faire tuer?

---Es-tu fou? dit mon Capitaine. On a l'ordre de tenir ici.

---C'est possible, reprit le misérable. Moi je tiens surtout à ma peau. Si nos hommes voulaient me croire, le massacre cesserait tout de suite, et la guerre serait finie pour nous! »

Or les hommes entendaient.

---Tais-toi, fit mon Capitaine. Va-t'en plutôt encourager les hommes à faire tout leur devoir.

---Non, je ne bouge pas : c'est encore le plus raisonnable.

J'étais complètement ahuri. Quelques jours auparavant j'avais discuté avec cet homme, qui affichait à tout propos un patriotisme farouche. Le seul nom d'Allemand le mettait hors de lui. Il parlait de les massacrer tous; et maintenant je l'entendais dire : Moi, mon vieux, je crie kamarad! Comment n'ai-je pas fermé d'un coup de revolver ces lèvres qui déchiraient le moral des soldats? Mais vraiment je ne pouvais croire qu'il eût l'âme assez basse pour exécuter son dessein.

L'ordre de retraite venait d'être donné. Pour aiguiller les hommes dans la bonne direction à travers un dédale de tranchées et de boyaux détruits, il fallait sortir de la foule. Mon Capitaine et moi nous montâmes résolument sur le parapet. Malgré les objurgations de nos dévoués soldats nous restâmes pi-ès d'une heure à 100 mètres l'un de l'autre debout sur la tranchée face à l'ennemi. La mort ne voulait pas de nous!

---Suprême effort!---La retraite s'opérait en bon ordre. Si l'ennemi reprenait par lambeaux toutes ses positions, il les enlevait à haut prix. Cependant la plaine se couvrait de cadavres; car un ouragan de mitraille soufflait de tous côtés sur les chemins du retour.

Il y avait une heure que l'attaque faisait rage, quand par les boyaux de l'Etang je vis se dessiner un mouvement de l'ennemi pour nous couper la retraite. S'il sortait, nous étions perdus. Je courus vers mon Capitaine :

---Voyez là-bas, mon Capitaine, on menace de nous tourner !

---En effet, me dit-il, je crois que c'est la fin !

---Il faut les arrêter. Voulez-vous que j'y aille?

---Mais ce n'est pas notre secteur. Et ceux qui s'en iront, n'en reviendront jamais!

---Au revoir, mon Capitaine. Vous allez voir qu'on les aura! Nous nous serrâmes tendrement les deux mains. Je partis. J'arrêtai au hasard une dizaine d'hommes -

---Les Boches vont nous cerner là-bas. Qui veut venir avec moi?

Ils répondirent tous: ...Moi, mon lieutenant!...

---Vous savez; on n'en reviendra pas !

---Ça ne fait rien, mon Lieutenant, allons-y !

L'on courut sous une pluie de balles; et l'on arriva par bonheur quelques mètres avant l'ennemi. Je postai mes hommes deux à deux à l'entrée des boyaux. Eux à genoux, moi debout au milieu pour les encourager, nous restâmes là plus d'une heure, dix contre trois cents. Fusillés à bout portant, les Allemands tombaient l'un sur l'autre, et derrière ce rempart de cadavres l'on tirait presque en sécurité.

Désormais la retraite continuait sans encombre ; et vers 8 heures du matin le combat cessait faute de combattants. Seul notre petit groupe se défendait encore. Hélas! Comme la mère des Macchabées, je vis tous mes pauvres enfants tomber l'un après l'autre, tandis que j'étais épargné! Quand tous mes hommes, criblés de balles, furent couchés à mes pieds, et qu'on ne tira plus, les Allemands bondirent ensemble de tous les boyaux à la fois; si bien qu'en quelques secondes je fus environné de près de cent Bavarois. La fuite était impossible.

Debout sur sa tranchée, un sergent ennemi m'interpella en français :

---Rendez-vous, Monsieur!

---Jamais! lui dis-je avant toute réflexion.

Il prit le fusil à l'un de ses hommes, et me visant à trente centimètres du front, bravement il me fusilla.

Je tombai comme une masse, foudroyé.

J'affirme en toute conscience que je n'éprouvai pas la moindre sensation, et cependant comme soulevé par un choc violent, je roulai dans un trou d'obus en dehors du boyau. On me crut mort; on me laissa. J'avais toute ma connaissance. Je consultai d'abord ma montre: il était 8 heures du matin. Puis je m'installai dans mon gîte un peu plus confortablement, et presque aussitôt un jet de sang s'échappa de mes lèvres. J'étais donc blessé. Où? je n'en savais rien; mais je l'étais bien gravement, puisque à chaque expiration le sang giclait de ma bouche avec une violence incroyable. Pensant bien qu'à ce compte ma dernière heure était proche, je mis ordre sans retard à mes affaires de conscience, et très calme j'attendis la mort. Il faisait si beau pour mourir! L'air était doux, le ciel très pur avec de petits flocons blancs, entre lesquels je me frayais en imagination un passage vers le Paradis. Mais à 9 heures je vomissais encore le sang, et la mort attendait.

Tout à coup un tir de barrage se déclencha sur la tranchée allemande près de laquelle j'agonisais. Quelles émotions terribles! Il me semblait qu'à soulever la main, j'eusse rencontré des obus, tant ils éclataient près de moi. Je compris la terreur qu'inspire le 75. Rien qu'à l'entendre, on mourait de peur. Cent fois je me crus en pièces; mais les monceaux de terre, et les milliers d'éclats volaient par-dessus ma tête, sans me toucher jamais. Quand le tir cessa, je vomissais le sang, et je vivais encore !

A 11 heures, je respirais mal; j'avais froid; j'avais soif; mais comme le sang ne coulait plus, je me repris à vouloir vivre. Dans la plaine silencieuse on n'entendait plus que les râles des mourants, et les cris des blessés. Or dans les plis de ce linceul boueux nous étions bien près de deux mille à hurler l'appel de la mort. Ces crucifiés de la Patrie criaient comme le Christ sur la croix : Mulier! Sitio ! Maman! Maman! A boire! A boire! Mais pas une maman n'était au pied de nos calvaires; et plus cruels que les soldats romains, les Allemands présentaient à ceux qui mouraient de soif des grenades et des balles. Mes voisins d'agonie furent tous assassinés, et je dus mon salut à mon silence total. J'avoue que j'ai regretté d'abord les petits beurres et le bordeaux que la veille j'avais distribués à mes ennemis mourants, mais bientôt j'acceptai le martyre. On eût dit que des ongles d'acier m'arrachaient l'intérieur des membres à partir des extrémités. Pour ne pas crier je mordais mes habits, mes courroies, mon casque. Si mes lèvres n'appelaient point maman, mon coeur lui adressait les plus déchirants appels. Il me semblait vivre à rebours; et à mesure que la mort approchait, je me sentais redevenir tout petit, cherchant près du cœur où j'ai puisé la vie un dernier refuge contre la mort!

Soudain un nuage sombre s'éleva au-dessus de ma tête, et il commença de pleuvoir. Je tirai démesurément la langue : pas une goutte ne l'effleura. Je dépliai très lentement un grand mouchoir de caserne, et l'étendis au fond du trou, pour le sucer trempé de pluie. Hélas! quand j'eus fini mes beaux préparatifs, le ciel redevenu limpide me versa des torrents de soleil. Alors à bout de forces je saisis de la boue, et j'en mangeai avidement. J'avalai six poignées de vase : elle était si fraîche et si bonne! Puis, rassasie, j'attendis le soir.

Il me souvient que vers 5 heures j'assistai de mon trou au plus beau des spectacles. Au dessus de la Tourbe, sur l'écran d'un ciel sombre, défilaient des paysages lointains que je reconnaissais, et pendant près d'une heure ce splendide mirage charma les loisirs de mon agonie.

Décidé maintenant à tenter la fuite, je m' orientai avec soin, et j'attendis prudemment de ne plus voir les piquets des réseaux plantés à deux mètres devant mon trou pour être sûr de n'être point vu des sentinelles allemandes, qui parlaient tout près derrière moi.

Chemin de croix!---A 8 heures je voulus sortir. Je coupai d'abord mes courroies, n'emportant pour tout bagage que mon rosaire et mon browning : et j'essayai de me soulever. Hélas je n'avais point prévu que mes membres ankylosés me refuseraient tout service. J'étouffai un cri de douleur, et je pleurai quelques instants. Mais la volonté fut plus forte. Je soulevai mon côté gauche et le calai avec mon casque. Au prix d'efforts inouïs je me mis sur le ventre, et j'écoutai. On ne m'avait pas entendu. Alors tournant le dos à la tranchée allemande, je cherchai mes points de repère; mais la nuit les avait dérobés. Où aller maintenant? Fort heureusement je me souvins que la ligne ennemie occupait le sommet d'une légère pente : en descendant j'irais chez nous.

Je sortis doucement, et rampant par-dessus un cadavre je roulai dans un nouveau trou. J'écoutai : rien! Je continuai ma route à travers les cadavres, plongeant successivement dans les trous d'obus. Mais bientôt épuisé je tombais dans les entonnoirs non plus pour me cacher, mais pour vomir une gorgée de sang, et respirer. A vrai dire je no souffrais pas; mais par moments le coeur cessait de battre, et dans un flot de sang je croyais rendre la vie.

Il y avait bien deux heures que je rampais ainsi, ne trouvant plus ma route et presque découragé, quand j'entendis non loin de moi les râles affreux d'un mourant. Désireux de lui offrir les secours de mon ministère, je me décidai à remonter vers lui. Mais où se trouvait-il? Je voulus appeler. Aucun son ne sortit de ma gorge. Je compris alors que la balle m'avait transpercé la poitrine, et pour la première fois j'eus peur. Si jamais j'arrivais à la tranchée française, on me crierait : Qui vive?; je ne pourrais répondre, et petit-être on me fusillerait. Aussitôt mon plan fut tiré. Puisque ce moribond hurlait avec tant de force, il crierait pour nous deux : il fallait le sauver. L'ayant enfin rejoint, je me penchai à son oreille.

---Que fais-tu là?

---Je suis mort!

---Pas tout à fait.

---Et toi, pourquoi ne sais-tu pas parler?

---J'ai tout le dedans démoli.

---Alors couche-toi là; nous allons mourir ensemble : ça sera plus gai !

---Mais non! Voilà deux heures que je marche et je veux me sauver. Viens avec moi.

---Tu ne m'as donc pas regardé, mon pauvre vieux ?

A la lueur d'une fusée je vis une moitié d'homme: le nez était parti, le bras droit arraché, le côté droit ouvert, et la jambe droite pendait par la peau.

-Tu as encore, lui dis-je, tout un côté de bon. Viens avec moi: tu crieras pour nous deux en arrivant chez nous.

---Mais comment me traîner?

---Donne-moi ton bras; je te traînerai bien.

Il se laissa convaincre. Je rampais sur le ventre, puis je tirais à ma hauteur le malheureux par le bras qui restait. Quelle marche! Pendant près d'une heure nous allâmes ainsi, lui hurlant de douleur, moi respirant la mort, dans une direction inconnue. Or à vingt mètres devant elle un énorme entonnoir d'obus nous offrait le meilleur abri. On se laissa rouler jusqu'au fond du trou; puis après un moment de repos :

---C'est maintenant, lui dis-je, le moment de crier: nous voilà rendus !

---Mais non, reprit-il à voix basse; ça c'est la tranchée boche!

Je l'assurai du contraire avec une confiance que je n'avais point; mais il n'en voulut pas démordre.

---Demain au jour, conclut-il, je verrai où je suis.

---Mais moi, demain, je serai mort, lui dis-je, car je sentais la vie s'échapper de ma poitrine ouverte. Pourquoi ne veux-tu pas crier?

Insister était inutile : mort pour mort il fallait tout risquer.

Je remontai seul de l'entonnoir lugubre; aussi prestement que possible j'atteignis le bord de la tranchée et je roulai dedans.

---Elle était vide!

Jetant comme c'était convenu une motte de terre dans le trou de mon homme, je l'avertis de me rejoindre. Quelques instants après nous étions là tous deux à gémir sur notre triste sort. Avoir rampé pendant trois heures, croire toucher au port de salut, l'atteindre, pour y trouver la solitude en attendant la mort! J'étais désespéré. Mon compagnon d'infortune l'était encore plus que moi. Il appelait tour à tour sa mère, sa femme et ses enfants; m'accusant de l'avoir trahi après l'avoir martyrisé en route; il pleurait et hurlait à la fois.

Son abattement me rendit des forces.

---Attends! lui dis-je; je vais trouver quelqu'un. Je partis seul le long de la tranchée, m'appuyant des deux coudes au parapet du boyau, m'arrêtant à chaque pas pour respirer; mais ayant parcouru quelques centaines de mètres, je revins sans succès.

Où aller maintenant? Et pourquoi donc cette tranchée était-elle vide? Mon cerveau épuisé se perdait en explications chimériques. Si nous avions pu soupçonner que c'était une parallèle de départ en avant de la vraie tranchée, la certitude du salut nous eût ressuscités; mais la crainte et le doute minaient nos dernières forces.

Soudain nous entendîmes des voix venir à nous.

---Tu vois bien, c'est des Boches, me dit avec effroi mon compagnon d'infortune.

---Je n'en sais rien, répondis-je; mais il me reste encore 6 balles. Laisse-moi descendre encore 6 Boches, et puis nous mourrons là !

Il s'étendit au fond du boyau. Je m'assis devant lui, mon browning au poing.

Oh! les mortelles secondes !

Au détour du dernier pare-éclats, quelles ombres allaient surgir devant nous ? Les pas se rapprochent: il n'y a que 2 hommes. Heurtant les mottes de terre du boyau éventré, ils tombent et rient. S'ils savaient ce qui les attend! Mes yeux dilatés par la fièvre et la peur fouillent l'ombre; ma main crispée serre convulsivement la poignée de mon revolver.

Les deux hommes approchent.... ils nous touchent .... Faute de temps je dois tirer aussitôt .... dans 5 secondes ils seront sur nous.

Mais voici qu'au tournant suprême l'un des 2 hommes s'affale dans un trou.

---Ah! M....! crie-t-il en se relevant. Nous sommes donc chez nous !

C'étaient deux brancardiers français : enfin nous étions sauvés!

.


TROISIÈME PARTIE

VERS L'ARRIÈRE


CHAPITRE XXII
L'Hôpital.

A l'ambulance.---Au retour d'un lointain voyage il est doux de saluer un ami! Quand je revins de la mort, celui qui m'étreignit dans ses bras m'était plus qu'un ami; un frère. Depuis 1 an le docteur C... prenait sa large part de nos misères et de nos joies. Entre les belles affections de tranchée la nôtre était très belle.

C'est vers son poste de secours que mon coeur sans doute m'avait orienté. Or comme tout le monde il me croyait mort. Quand il me vit étendu devant lui, couvert de boue sanglante mais respirant encore, au lieu de se précipiter sur moi pour me rendre les premiers et presque les derniers devoirs, il se mit à pleurer.

---Tu pleureras demain, lui dis-je d'une voix mourante, soigne-moi vite... J'ai soif !

Avec les précautions d'une mère il me pansa doucement, et me permit de boire. Je vois encore sur une caisse ces 3 litres à portée de ma main. Je les saisis avidement, et les vidai sans sourciller.

---Maintenant, parlons en amis. Combien de temps me donnes-tu à vivre?

---Tu as les poumons transpercés, me dit-il. Si la plaie ne suppure pas, peut-être t'en sauveras-tu. Autrement!!..

Quand il sut qu'au midi j'avais mangé de la boue :

---Ah! mon pauvre vieux, soupira-t-il mais c'est presque un suicide !

---Que veux-tu! Je serais mort de soif; au moins je mourrai chez nous.

J'écrivis de ma propre main une carte à ma famille : « Ne vous en faites pas, ils ne m'ont pas eu!.. » et je partis à l'ambulance..

Quelles sympathies m'escortèrent à travers les boyaux! Les officiers et les soldats interrogeaient mes brancardiers.

Qu'emportez-vous, les gars?

Le lieutenant Raymond.

Ah! c'est vous? mon Lieutenant. Et les yeux me cherchaient et les mains se tendaient. Pour goûter ces cordiales effusions on souhaiterait presque d'être blessé. J'étais avide de nouvelles : j'en recueillis à tous les relais. Hélas! elles étaient lugubres. Presque tous mes camarades étaient morts, blessés, ou prisonniers; ma section était décimée. L'un des rares survivants, mon ordonnance Georges, me récitait la litanie funèbre. Souvent il s'interrompait pour répéter en sanglotant : « Quel malheur de vous voir comme ça! mon Lieutenant. Si seulement c'était moi, qu'étais à votre placet » Brave coeur! il ne se doutait point qu'il me disait ainsi les mots des sublimes dévouements! Enveloppé de ces chaudes tendresses, mon brancard fut hissé dans la voiture de l'ambulance. Je partis.

* * *

A l'ambulance on m'ausculta sérieusement; et quand le chirurgien déclara : « Il n'y a rien à faire : une semaine de repos absolu! » je crus entendre dans son verdict ma condamnation à mort, car l'ambulance de première ligne n'est qu'une halte rapide vers l'hôpital ou le tombeau.

Quelle ne fut pas ma joie, en pénétrant dans la salle des officiers, d'apercevoir mon capitaine et l'un de mes bons camarades Mais ils partirent bientôt, et je restai dix jours encore, immobile sur mon grabat, souffrant, plus que de ma blessure, de voir sans cesse des plaies nouvelles, et d'entendre des râles.

Mon joujou de malade était un thermomètre. Il ne me quittait pas. D'heure en heure le médecin de service venait y contempler ma fièvre, dont la hauteur lui donnait le vertige :

---Cela ne peut plus durer! me déclara-t-il un beau soir.---Il s'en fut donc quérir le médecin-chef et le chirurgien. Je crus ma dernière heure arrivée.

---C'est bien simple, proposa mon docteur, enlevons-lui deux côtes pour examiner ce poumon !

---Eh ! dites donc, vous, docteur, peut-être ignorez-vous que ces côtes sont à moi. Si ça ne vous faisait rien, vous pourriez les laisser en place : ce serait même plus simple.

---Mais alors vous mourrez.

---Cela vous gêne?

---Nous ferons ce que nous voudrons, interrompit le chirurgien. Il serait bon tout de même de rouvrir la plaie, Demain je passerai la sonde.

Toute la nuit je me demandai ce que pouvait bien être cet instrument de torture. Mon angoisse redoubla quand je les vis au petit jour déposer sur mon lit une longue et froide tige. J'interrogeai le chirurgien :

---Allez-vous m'embrocher avec ça comme un simple poulet?

---Mais oui !

---Alors endormez-moi un peu.

---Non, reprit-il doucement. Le trajet de la balle est trop proche du cœur, à peine deux ou trois millimètres. Je craindrais des mouvements réflexes; tandis que réveillé vous ne bougerez pas, j'en suis sûr. Du reste vous ne sentirez rien.

Il disait presque vrai. Ce fut bientôt fini, et comme il se déclara satisfait, il me laissa toutes mes côtes.

Ce fut ma seule aventure d'ambulance. Pourtant de mon séjour j'ai conservé encore la mémoire d'une parole, que je veux rapporter. Dans la même salle gisaient des officiers de toutes les armes plus ou moins mutilés. Pour tromper l'ennui, chacun racontait son histoire. Or personne n'oubliait d'exalter à l'envie l'héroïque dévouement de nos hommes, qui nous avaient pour la plupart arrachés à la mort. Cependant un capitaine nous affirma avec un sourire ironique qu'étant resté deux jours sur le terrain, pas un de ses hommes ne l'avait secouru. Il avait même remarqué qu'ils faisaient un détour pour n'avoir pas à le ramasser. « Ils m'appelaient la rosse, dit-il, et ils se sont vengés! » Au lieu des sympathies qu'il escomptait sans doute, il ne recueillit qu'un silence glacial. Or, quand il eut achevé son récit, un commandant, qui râlait dans un coin, soulevant péniblement sa tête, prononça d'une voix qui semblait sortir de la tombe : « Monsieur, vous=êtes indigne d'être officier français! » Je décorerais ce commandant pour son noble verdict.

---Le lendemain à Sainte-Menehould je prenais le train pour Paris.

Hôpital temporaire.---Lorsque l'auto de la Croix-Rouge me déposa à Passy, et que sur le seuil de mon hôpital je vis deux bonnes Soeurs, tout mon être tressaillit d'une délicieuse émotion : je serais en famille. L'atmosphère d'intimité, qu'on respirait partout, fortifiait l'illusion. D'une maison bourgeoise à peine terminée, l'ambulance occupait les deux premiers étages dans ce quartier riche et tranquille. Nous étions là trente hommes avec six religieuses. On pouvait nous choyer, et on n'y manquait pas. Au surplus l'hôpital n'avait jamais eu d'officier. J'étais le premier, moine par surcroît: on me reçut comme le Bon Dieu.

A vrai dire, nul malade n'était moins encombrant. Ne pouvant ni boire, ni manger, n'ayant besoin que de repos sans remède ni pansement, je ne mettais pas à une bien rude épreuve le dévouement de mes infirmières. Du moins elles m'entouraient d'attentions maternelles. Celle qui me soignait, religieuse accomplie, au regard et au sourire francs, fille et sœur d'officiers, m'apportait à toute heure le précieux réconfort d'une belle humeur et d'une piété d'autant plus admirables que sa vie de communauté presque intolérable eût dû en tarir la source; mais cette source était un coeur d'or.

* * *

Mon traitement n'était pas compliqué. Le médecin m'avait dit : « Il ne faut pas bouger. Surtout ne parlez pas! »

De vrai, j'étais sage à rendre jalouse une statue. Mais si tout mouvement m'avait été fatal, les médecins m'auraient tué.

Aussitôt que l'un deux mettait le pied à l'ambulance :

---Venez donc par ici, s'écriait mon docteur, j'ai un cas très intéressant. Un officier... les poumons perforés ... deux millimètres du cœur... fièvre persistante ... écoutez ça ! »

Et je m'asseyais sur mon lit... et je me dévêtais, et je comptais, et je toussais. Et invariablement le médecin concluait : « Surtout ne bougez pas! »---Parfois une heure après la scène recommençait. Si vous êtes malade, ne soyez pas intéressant; ou je vous plains de tout mon cœur.

Du moins je m'accordais quelques compensations en parlant sans répit. J'avais averti mon docteur :

---Que voulez-vous? Etant dominicain, c'est ma vie de parler. Si vous ne voulez pas que je cause, tuez-moi tout de suite : ça vaut mieux!

Du reste les visites affluaient. Dans ce Passy, riche et dévotieux, lorsqu'on sut qu'un Révérend Père officier était soigné à l'hôpital, toutes les âmes tendres et oisives du quartier défilèrent auprès de mon lit. Elles n'exhalaient pas toutes le parfum de la charité.

---J'étais arrivé depuis cinq jours à peine, que deux dames vinrent me voir. Je pus lire sur leur carte un des plus grands noms de France. Aussitôt entrée dans ma chambre, la première me déclara :

---Dès maintenant, mon Père, je suis votre marraine et vous êtes mon filleul.

---C'est tout honneur pour moi. Madame, et...tout profit sans doute, ajoutai-je malicieusement : les marraines aiment tant à gâter leurs filleuls.

---Je l'entends bien ainsi, reprit-elle. Vous ne vous adresserez à personne autre qu'à moi pour tout ce dont vous aurez besoin. Du reste j'ai déjà commencé votre trousseau.

Elles parlèrent une bonne heure, sans me laisser le temps de placer une phrase, mais non sans me faire admirer leur délicatesse attentive qui ménageait si bien mes forces. Puis m'ayant comblé de promesses, elles prirent congé de moi.

J'interrogeai ma religieuse. témoin de l'entrevue :

---Et cette marraine, qu'en dites-vous, ma Soeur? Elle y va fort pour commencer; mais vraiment elle me tombe du ciel. Montrez-moi donc un peu ce qu'elle m'a apporté! »

---Je n'ose pas, mon pauvre Père. Si vous saviez ! Pas un soldat ici ne voudrait porter ça: deux chemises de rebut!

En fait elles devinrent de mauvais torchons; quant à la marraine, je ne l'ai pas revue !

---Un jour s'en vint à l'ambulance la princesse de C... Avec un nom si vieux j'attendais une vénérable douairière; je fus délicieusement trompé par l'arrivée d'une toute jeune femme simple et modeste. Elle me flatta des mots les plus aimables, et conclut ainsi son petit discours :

---« Permettez-moi, mon Père, de vous laisser un petit souvenir » . ; et très délicatement elle déposa sur ma table de nuit... un paquet de cigarettes de six sous.

C'était le don princier ! La belle dame a bien fait de ne pas revenir.

* * *

Pour mettre sur ma table son paquet crasseux la princesse écarta une superbe grappe de raisins dorés. Il y a des gestes qui sont pleins de sens. Ma belle visiteuse ignore certainement ce qu'elle a fait alors : je m'en vais le lui dire.

Le samedi soir après l'ouvrage une petite ouvrière à 25 sous par jour venait. me rendre visite. Elle n'avait pas de nom à mettre sur une carte, et les cartes sont trop petites pour y inscrire le cœur! Comme je savais son heure, et que je reconnaissais son pas, je lui disais d'entrer avant qu'elle ne frappât à ma porte. Elle ne s'attardait point à d'ennuyeux discours. Sitôt entrée elle ouvrait son sac, et en retirait un beau fruit: le plus beau des Halles. A mes reproches elle répondait toujours : « Pour un héros de notre France et pour un prêtre du Bon Dieu il n'y a rien de trop beau, mon Père! Pardonnez-moi seulement de vous offrir si peu : vous savez que je ne suis pas riche ! »

Or, un samedi de décembre qu'elle m'avait apporté une belle grappe de raisins dorés, je dus la congédier pour recevoir la princesse : le cœur aurait gêné le nom! La grappe aussi gêna les cigarettes ; et c'est pourquoi la princesse, pour mettre sur ma table son paquet crasseux, bouscula les raisins dorés.

Moi j'ai jeté les cigarettes et j'ai dévoré la grappe: en vérité, le cœur valait mieux que le nom !

---Si je fondais un hôpital, j'essayerais de coucher mes malades entre deux massifs de fleurs. La vie des fleurs a tant de charmes, que, séduits par ces gracieux exemples, les malades aussi prendraient goût à la vie. Quiconque a passé quatre mois sur un lit d'hôpital, voudra certainement souscrire à mon projet. Là tout est propre, mais tout est mort. Ces grands murs blancs et nus suent la tristesse. Le linoléum bien ciré avec ses reflets mornes et fuyants semble faire glisser jusqu'à vous des regards voilés de larmes. Et les fioles sur votre table ont des relents d'agonie. Qu'on m'apporte une gerbe de fleurs, et tout change d'aspect; car les fleurs ne sont pas muettes : leurs tiges vous saluent avec grâce, leur coloris est une caresse, et leur parfum est un baiser. Je comprends l'amitié des malades et des fleurs.

Pourquoi donc si peu d'âmes semblent-elles la deviner? De charitables visiteuses m'apportaient volontiers du vin, des gâteaux, des bonbons, des chaussettes; une seule m'apportait des fleurs.

C'était une enfant de Paris. Simple modiste, elle était riche d'élégance discrète, d'esprit affiné et de coeur délicat : c'était toute sa fortune, mais elle était immense. Avec son maigre salaire elle trouvait le moyen d'envoyer tous les quinze jours à son mari prisonnier en Allemagne des provisions de toutes sortes, de vivre avec son enfant et de m'offrir chaque semaine les premières fleurs de Paris. C'était le jeudi soir que je les recevais. Ah! la bonne visite : elle exhalait vraiment le parfum de la charité, d'une charité d'autant plus généreuse que cette pauvre ouvrière veillait tard dans la nuit pour gagner le prix de mes fleurs. Pourtant je ne protestais point, car je voyais que mon bonheur était pour cette âme délicate le salaire le plus envié.

Or le petit enfant était digne de sa mère. Un jour de fête de décembre l'enfant avait eu deux sous.

---Moi aussi, dit-il à sa mère, je veux acheter des fleurs. Et quand ce soir-là la maman me tendit sa gerbe, le petit ange en m'embrassant déposa sur mon lit un bouquet de violettes de deux sous. Ce soir-là j'ai pleuré !

* * *

Bientôt j'eus des camarades : trois jeunes officiers. Ce fut un ménage de frères. Ils venaient s'asseoir dans ma chambre, car j'étais toujours alité ; mais en leur compagnie les heures devenaient brèves. Nous discutions de tout : stratégie, politique, et même religion. Comme ils sortaient l'après-midi, ils me rapportaient les nouvelles pour alimenter nos conversations. Les soldats, chez nous, n'ont pas de secrets : après huit jours passés ensemble, nous nous connaissions comme de vieux amis, et l'on s'aimait encore plus.

J'avais grand besoin de leur société : l'hiver était si triste ! Jamais un rayon de soleil; de la pluie toujours et du vent! Aussi mes forces ne revenaient pas vite : une pleurésie tenace n'abandonnait un poumon que pour tomber sur l'autre. Par bonheur ils se relayaient: j'en avais toujours un pour faire le service, et la convalescence allait son petit train.

Vers la mi-décembre, je pus célébrer la messe. Ce fut un beau jour dans ma vie d'hôpital. Dès lors, l'espoir me gonfla le coeur de pouvoir bientôt tenter une sortie. Une pieuse Dame, chez qui tout était grand ; le nom, la bourse, l'âme, m'offrait une promenade au Bois de Boulogne, voisin de l'ambulance. Le médecin finit par y consentir, et par un bel après-midi je pus une heure me griser d'air pur et de liberté. Que c'est bon de revivre ! Tout vous étonne et vous enchante. Comme un enfant je m'amusais d'un rien : d'une goutte d'eau sur un brin d'herbe, de l'envol d'une bande de moineaux apeurés, du grincement des branches mortes, du large sourire des eaux claires du lac sous la caresse du vent. Ma marraine, fine et délicate, me laissait jouir de mon bonheur sans me distraire par de vains propos. Mais pour un coeur faible comme le mien, la joie même était un fardeau. Epuisé délicieusement, je dus rentrer plus tôt à l'ambulance pour mériter de plus belles sorties.

Dès lors je devins l'esclave du temps. Le soleil pouvait seul m'ouvrir les portes, et quand il semblait promettre quelques heures de bonne volonté, ma fidèle marraine ne manquait pas le rendez-vous. Qu'ils étaient longs et tristes les jours sans soleil! Ma chambre prenait un air de prison, et je m'abandonnais à la souffrance physique: tant il est vrai qu'on vit surtout par l'espoir et la volonté. La guerre multiplie les preuves de cette assertion. Malgré d'horribles blessures, des hommes s'entêtent à vivre et sont finalement sauvés. La force de caractère, l'endurance réfléchie : voilà le premier sérum qu'on devrait inoculer aux enfants.

Convalescence.---Cependant, peu à peu, sous la poussée du sang nouveau, tout mon être reprenait vie. Aux approches du nouvel an, je reçus pour étrennes la permission de sortir en ville.

Ma première promenade fut aux Invalides. Depuis longtemps je désirais voir nos trophées de guerre et saluer Napoléon. Dans la cour du Palais était justement exposé le butin de Champagne. J'éprouvai une singulière impression de bonheur à contempler intacts ou éventrés ces canons ennemis, naguère tonitruants, aujourd'hui muets de honte. Les mortiers de tranchée sur leurs petits affûts avaient un air piteux. Ils étaient là près de 200, parqués derrière un cordon de chaînes, qui semblaient des menottes aux mains de prisonniers.

Ayant tout à loisir savouré ma victoire, je me rendis au tombeau. Une foule recueillie se pressait autour du sarcophage. Accoudés sur la margelle du caveau, nous contemplions en silence l'urne précieuse où reposent parmi les victoires les cendres du plus grand vainqueur.

Or, tout à coup, se redressant, un mutilé frappa de son bâton la pierre qui gémit sourdement; puis, penché sur le puits funéraire, il s'écria comme en extase :

---Qu'attends-tu pour sortir d'ici ? Viens donc vite les f... tous dehors !

Le regard, et le geste, et le cri de cet homme étaient vraiment sublimes. Un écho formidable reprit l'adjuration; mais, dans le fond du sanctuaire, elle s'acheva en un murmure confus, qui semblait un sanglot. Les spectateurs, surpris et bouleversés, ne savaient pas s'ils devaient adjurer avec l'homme ou sangloter avec l'écho! Et tous, émus jusqu'aux larmes, ils sortirent silencieux.

Cette scène poignante et grandiose valait d'être contée. Elle exprime à coup sûr les sentiments de notre armée, et sans doute de la France entière. Jamais Napoléon ne fut si proche de nous. Son ombre plane sur nos tranchées; son nom est sur toutes les lèvres; et sa légendaire épopée hante nos rêves de gloire. « Ah! s'il était à notre tête! disent souvent les poilus; rien que de le savoir là, les Boches tourneraient le dos. Lui, il ne les grignoterait pas, il n'en ferait qu'une bouchée! » Mais Napoléon est bien mort, et les Boches sont restés chez nous.

Du moins ne disons pas que la France oublieuse ignore son passé. Ses glorieux souvenirs bercent maintenant sa douleur et lui font entrevoir l'aurore, encore rougie de sang, des prochaines victoires, Brave soldat, tu avais raison : Napoléon sommeille. Il va se réveiller bientôt et les bouter dehors. Quand même ils seraient pendus aux nues, nous les aurons!---Celle qui parlait ainsi, notre Jeanne d'Arc, n'est pas morte non plus chez nous. C'est l'oubli seul qui tue : en France un héros ne meurt pas !

* * *

Notre imagination, déformée par les journalistes, voit toujours le soldat du front sous les espèces d'un gueux malpropre. Nous la sert-on à toutes les sauces cette glorieuse boue des tranchées! Un soir, passant à Montparnasse, j'ai vu un homme au sortir de la gare s'asseoir sur le payé boueux et se salir complaisamment. Avant de quitter son secteur il avait dû, c'était l'ordre, se nettoyer; mais comme la foule a le goût perverti, pour être sûr de plaire il se vautrait dans le ruisseau! Au front la coquetterie française ne perd jamais ses droits; à l'arrière, la saleté reçoit des louanges. C'est ignoble! Quiconque a bon air, ressemble à un embusqué.

Dieu merci, la politesse est restée vertu bien française, parisienne au suprême degré. Il faut voir dans un train bondé comme chacun a souci des autres. Les hommes cèdent leur place aux dames; celles-ci font asseoir les blessés. J'ai vu un général se lever simplement et conduire à sa place un soldat mutilé.

Mais j'ai vu le contraire. J'étais assis dans le métro auprès d'un capitaine qui, revenant du front, n'était pas tiré à quatre épingles. Sur sa capote salie et usée, on distinguait fort mal les trois petits galons; et comme il portait le casque et la musette, on l'eût pris pour un simple soldat. Survint un beau sergent. Avec sa vareuse bien en coupe et sa serviette sous le bras, il sentait de loin l'embusqué. Il me salua d'abord avec la dernière grâce et resta accoudé au dossier d'une banquette : il n'y avait pas de place assise. Mais soudain il se ravisa. Donnant à mon voisin une petite tape sur l'épaule :

---Alors, on ne se dérange pas pour un supérieur ?

Mon capitaine le regarda, comprit, me poussa du coude, et dit très humblement :

---Pardon, sergent, je ne vous avais pas vu.

Et se levant il céda à l'embusqué sa place. C'est à peine si je pus contenir un rire fou. Mais d'autres voyageurs se continrent moins encore, et l'un d'eux s'écria:

---Eh! l'embusqué, ouvre donc l'œil !

Notre homme' se retourna, et vit les trois galons. Il se leva, confus:

Pardon, mon capitaine, j'ignorais...

Restez là, mon ami, vous êtes si fatigué. Au front on perd vite l'habitude de s'asseoir!

Et le malheureux se rassit écrasé sous les rires moqueurs !

* * *

Je ne fais aucune difficulté de reconnaître qu'à Paris l'on s'amuse même pendant la guerre. Les théâtres regorgent de spectateurs, et les cafés de clients; et cette foule veut rire : d'où les déclamations sur la légèreté de nos mœurs! Le thème est abondant, mais superficiel. Est-ce bien sûr qu'on doive accuser de légèreté l'homme d'esprit qui conserve le sourire au sein de la douleur? Parce qu'on a vu le sang couler au front, faut-il donc à l'arrière verser toujours des larmes? Mais pour courir de gaieté de cœur au devant des pires dangers, rien ne vaut une humeur joyeuse. Ce n'est point parmi les âmes tristes que se recrutent les héros. Or justement ce sont les soldats qui viennent à Paris oublier la guerre, et renouveler pour des mois leur provisions de gaieté. Mais si Paris ne leur offrait que le spectre de la famine, de la douleur, et de la mort, la permission, au lieu de les réconforter, épuiserait leurs énergies. Le rire, comme le vin, réjouit le coeur de l'homme. Qu'on le rationne, c'est bien; mais ne l'en privez pas : il pourrait s'anémier. Du reste je n'ai point vu qu'on se soûlait de rire; en général on est sobre, et on se porte bien.

Que nos intraitables censeurs aillent d'abord vivre dans la tranchée. Au retour ils comprendront mieux pourquoi nos poilus s'amusent à Paris.

Quand le jour approcha, où je pourrais avec mes camarades me divertir aussi, je me trouvai fort perplexe. Je n'avais pas d'habit. Jusqu'alors n'y ayant pas songé, j'avais négligé de réclamer ma solde, et ma bourse ne s'élevait pas an niveau de mes besoins.

La supérieure de l'ambulance me tira d'inquiétude :

---Allez donc trouver M. R... de l'autre côté de la rue. Il est millionnaire, sans enfant, et très généreux pour nous. Il communie tous les matins. Il sera très heureux de vous avancer quelque argent, et même de vous l'offrir.

Un beau soir je montai, et j'exposai mon cas.---C'est une affaire de quelques jours, lui dis-je. Je pense bien qu'avant deux semaines je pourrai vous solder ma dette.

---J'en parlerai avec ma femme, me dit-il en me congédiant. Le soir même je recevais une lettre, où sans hésiter il me traitait de fourbe. Sans nulle raison valable j'essayais d'extorquer de l'argent; mais il connaissait bien les gens de mon espèce, et. me priait d'aller voir ailleurs.

Ma bonne religieuse en fut atterrée.

---Attendez, ma soeur, je m'en vais lui répondre: et j'écrivis : « Monsieur---Etant prêtre et officier, j'ai deux raisons que vous n'avez pas d'être honnête... » et je terminais par ce post-scriptum : « Vous voulez assister à ma messe de minuit. Mais avez-vous pris garde qu'autour de la crèche il n'y avait que des bergers et des rois? Comme vous ne portez pas la besace et que votre coeur n'est pas d'un roi, je crains que vous ne trouviez pas de place : allez voir ailleurs! »

Et cet homme communie chaque jour, et il est très charitable! Mais dans quelle religion a-t-il appris cette charité-là?

Le ciel me vint en aide. Mon trésorier, comme s'il eût deviné ma peine, me répondit par retour du courrier; de sorte que le jour même j'avais une petite fortune. Peu de temps après, mon gracieux millionnaire en me voyant passer sous sa fenêtre dans un costume flambant neuf, dut se féliciter d'avoir évité le piège : car je prouvais par le fait même que je n'avais pas besoin de lui. Avec tous leurs millions ces riches-là sont des gueux!

---Dès lors aux heures tièdes du jour je pus circuler librement, et rendre selon mes forces les visites nécessaires de dévotion et d'amitié.

Ceux qui pensent voir tout Paris de la terrasse d'un café, auraient bien dû m'accompagner à Notre-Dame-des-Victoires, et à Montmartre. Ils sauraient que la ville des plaisirs est aussi une ville de prières; et que les cérémonies simples attirent, plus que de bruyants spectacles, des foules immenses et recueillies. Et les soldats encore remplissent les sanctuaires, implorant, du Dieu des armées le courage des héros, la vertu des martyrs. « Morituri te salutant! » ô Paris, ceux qui vont mourir aiment à t'adresser leur salut. Mais leur salut, tu le sais bien, n'est pas seulement un tribut d'admiration pour ta beauté, et de reconnaissance pour ton joyeux accueil, c'est l'hommage d'une cordiale vénération pour ta foi splendide et ta chaude piété !

Pour moi, nulle part au monde je n'ai vu prier comme à Paris. Le souvenir que j'en ai emporté, n'a fait qu'accroître ma religion pour la France et pour Dieu.

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CHAPITRE XXIII
Au dépôt.

A Noirmoutier. ---Le médecin de l'ambulance m'avait déclaré souvent que l'hiver à Paris ne me serait pas favorable; j'avais besoin d'un climat plus doux. Pourquoi dès lors prolonger mon séjour? L'inspecteur du service de santé en ayant jugé de même, mon congé de convalescence fut bientôt décidé.

On m'offrit le Midi; je choisis Noirmoutier. Dans cette petite île des côtes vendéennes je trouverais un air pur et clément, des sites pittoresques, un bois de pins bourgeonnants et des mimosas en fleur. Surtout j'allais boire la vie à ma source!

Vers la mi-janvier 1916 j'arrivai donc à Noirmoutier en congé de deux mois. Il y avait près de trois ans, que je n'y étais pas venu. Depuis lors j'avais fait la guerre, et j'en rapportais le glorieux butin d'une blessure à la poitrine et de deux étoiles sur ma croix. On me reçut, on me fêta en triomphateur. Que de larmes j'ai fait couler!---larmes d'orgueil et de joie pour les miens; larmes de douleur navrante pour ceux (ils n'étaient pas rares) qui ne reverraient plus leur soldat. Or quelle maison déjà ne pleurait pas un mort! Sur le seuil de ces portes endeuillées mon pas résonnait comme un glas; et lorsqu'on me parlait, plus d'une fois les sourires s'achevaient en sanglots !

La séparation et la mort: voilà en somme la part de guerre de mon pays. Elle n'est pas petite, mais c'est presque la seule. A 100 lieues des tranchées on est vraiment loin de la guerre! Lorsque je racontais la grande pitié du front, le martyre des villages, la détresse des champs, beaucoup m'écoutaient sans me comprendre, et tous ne me croyaient pas; car parmi les réalités que l'imagination n'atteint pas, il faut nommer la guerre. Parfois, au cours de mes visites, s'il m'arrivait d'interroger les gens : « Comment vous représentez-vous une tranchée, un bombardement, le travail, l'assaut? » j'obtenais d'incroyables réponses. C'est que dans. ma belle et bonne Vendée, prodigue de son or et du sang de ses fils, si le cœur souffre de la guerre, la terre n'a pas couleur de sang; les sillons sont encore plein de vie et les buissons sont pleins d'oiseaux.

A 100 lieues des tranchées vraiment on est loin de la guerre !

Par contre on en parle toujours, et on en parle bien. L'atmosphère morale est aussi pure que l'autre; car les vents du patriotisme qui soufflent sur mon île ne contiennent pas de miasmes corrupteurs. Là jamais la douleur ne hurle la révolte; la marée d'héroïsme n'est pas encore à 1'heure du jusant; les nuages du doute et de la lassitude ne rembruniront pas le ciel toujours bleu d'espérance. C'est le bon air de France qu'on respire là-bas : aussi les oiseaux de mauvais augure ne peuvent s'y acclimater.

Du haut en bas de l'échelle sociale règne la même température. En haut c'est l'union sacrée, la plus vraie, la plus noble que j'aie pu admirer. En bas, c'est le courage tranquille, qui travaille et se sacrifie.

Mon île en temps de paix souffrait moralement du tourisme exotique; car ses hôtes d'un jour, s'ils remplissaient sa bourse, appauvrissaient son cœur. Dans le recueillement de la guerre notre patrimoine de vertus, qu'on gaspillait à la légère, se reconstitue et s'accroit. L'église maintenant attire plus que la plage. Bien souvent j'ai prêché non pas de longs discours---car n'aimant pas à les entendre, je n'aime point de les donner,---mais quelques brèves paroles de guerre; et j'ai toujours trouvé une foule empressée à les recueillir, et à les signer de ses larmes.

Voilà comment dans les coins les plus reculés du pays on sent battre le cœur de France, et son âme vibrer!

---De la gerbe de souvenirs charmants que, j'ai moissonnés dans mon île et que je serre dans mon grenier parce qu'ils sont riches de douceur intime, je veux détacher un épi particulièrement gracieux.

Dans l'ancien château-fort de la ville, deux cents civils « indésirables » se trouvaient internés. Au demeurant ils étaient fort polis et serviables. Ils travaillaient chez l'habitant, et personne ne pouvait s'en plaindre. La journée finie, ils rentraient au château; et les plus entendus soignaient avec amour les massifs de fleurs qu'ils avaient créés dans les douves récemment comblées.

Un soir, que plusieurs internés travaillaient au parterre, un enfant s'arrêta devant eux. C'était un bambin de 4 ans à peine; mais avec son sourire malicieux et son regard assuré c'était déjà un petit homme. Les mains derrière le dos, il paraissait surveiller le travail. Un interné s'en amusa, et lui dit familièrement :

---Petit, veux-tu une fleur?

---Oui, je veux, répondit l'enfant.

L'Allemand composa vite un bouquet et l'offrit. Le gamin d'abord le considéra, et l'ayant trouvé de son goût, le prit d'une main joyeuse. Puis levant vers le prisonnier sa petite frimousse lutine :

---Merci, sale Boche, dit-il, et il se sauva.

Décorations.---Ma convalescence terminée, je rentrai dans ma garnison sans dire adieu à mon pays; car je pensais bien qu'au dépôt j'obtiendrais quelques permissions. De fait assez régulièrement je pouvais revenir chez moi.

Un samedi soir en débarquant je reçus la visite d'un ami d'enfance. Blessé au début de la guerre, il était amputé d'un bras.

---Veux-tu, me dit-il, me faire un grand plaisir? Demain je dois être décoré sur la place. Je voudrais tant que ce soit de ta main !

---Le Maire fut aussi d'avis que l'honneur de décorer un militaire appartenait de droit à un officier. J'acceptai avec joie.

Le lendemain, dimanche, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, une foule considérable se pressait pour la cérémonie. On n'avait jamais vu cela. Au surplus chacun désirait manifester sa sympathie envers une famille généreuse, qui avait donné 3 fils à la France; dont l'aîné, mon caporal au front, était maintenant prisonnier; et le dernier, mutilé lui aussi. La compagnie de nos sapeurs-pompiers rendait les honneurs.

Au milieu d'un silence ému, face au drapeau, je commençai:

« Mon cher camarade,

Comme officier de l'armée française et comme ami d'enfance, je suis heureux de te décorer aujourd'hui.

Toute croix, mon ami, même la croix d'honneur, est un fardeau---Il faut être un héros pour la porter dignement. Qu'elle sera donc bien placée sur ta poitrine! Tu la porteras noblement, toi qui par ton courage et par ton sacrifice as su la mériter.

Certes tu n'y pensais pas à l'heure du combat. Comme un bon ouvrier tu songeais au devoir, et non point au salaire. Tu as arrosé de ton sang le sillon de victoire, confié à ton bras, jusqu'à ce que, épuisé, tu n'aies pu continuer ton rude métier de soldat.

La souffrance alors fut ton partage, et la souffrance aussi s'appelle une croix! Elle fut ta première récompense, et trop longtemps ta seule décoration : car il est beau et glorieux de souffrir pour ceux qu'on aime.

Voici qu'enfin la Patrie veut acquitter la dette d'honneur et de reconnaissance qu'elle a contractée envers toi; et je vais en son nom te remettre la médaille militaire.

---Reçois-la avec vénération, mon ami, et porte-la avec fierté. Tu n'es pas seul à t'en réjouir. Regarde autour de toi! Ton pays tout entier a voulu te faire un cortège d'honneur, d'amitié et d'admiration. Il en manque ici, qui seraient fiers de toi. Ils apprendront ta récompense, et je suis sûr qu'au ciel et dans l'exil ta croix leur apportera un rayon d'espérance et de gloire.

---Reste, mon cher ami, toujours digne de ta croix. Tu l'as trouvée sur le chemin du devoir; ne retourne pas en arrière. Dieu et la France comptent à jamais sur la constance de ta vertu, et la fidélité de ton souvenir.

J'espère que bientôt notre héroïque armée, qui compte tant de cœurs braves comme le tien, saura châtier l'envahisseur; et dans la certitude des victoires prochaines nous crierons tous

« Vive la France! »

Puis, selon le rite militaire je lus la citation et au nom de la République je décorai mon camarade, et l'embrassai comme on embrasse un frère. Il n'était pas le seul à pleurer d'émotion !

Alors le Maire s'avança, et lut d'une voix forte un chaleureux discours pour rendre hommage à mes compatriotes, à la France, et à ses alliés. Puis on ferma le ban; et lentement, comme à regret, la foule émue et silencieuse se dispersa.

Souvent dans ma vie de guerre j'ai vu pareille fête. Jamais sans doute ma part ne fut si belle; jamais non plus le souvenir que j'emportai ne déborda comme alors de fierté patriotique, et de religieuse émotion.

* * *

Des tranchées je reçus un jour ce télégramme de mon colonel : « Félicitations au nouveau chevalier. » Ainsi j'entrais dans l'ordre de la Légion d'honneur par la grande porte du front, après des intrigues d'ambulance qui faillirent m'en interdire l'accès. !

Je savais que mon colonel, dans son rapport officiel sur les opérations de Champagne, m'avait nommé fort élogieusement. Des motifs déjà exposés il tirerait bien un jour une proposition formelle. Il la tira six mois après en de tels termes, qu'au bout d'une semaine elle était acceptée. Et quand le G. Q. G., lui notifia sa décision, sans perdre une heure il me la transmit.

---J'attendais, me dit-il, votre retour au front comme j'ai fait pour votre capitaine; mais c'est trop vous faire languir. J'espère que cet honneur suprême va hâter votre guérison. Revenez-nous au plus tôt!

L'espoir, même certain, d'une telle récompense, est loin d'être aussi beau que la réalité! Lorsque j'eus sous les yeux le décret de ma nomination, à peine pouvais-je croire à ma nouvelle fortune. De toutes parts les sympathies affluaient dans mon cœur, à craindre qu'il n'en fût submergé.

Puis le jour arriva de ma décoration. J'avais l'âme si pleine de soleil, que sans doute il n'en restait plus pour le ciel. Quel triste matin d'été! Il faisait froid et sombre. Une pluie fine tombait sans lassitude des nuages bas et lourds. Durant la cérémonie un à un les nuages crevèrent, si bien que la revue finale s'écoula dans des torrents de pluie. C'était splendide et lamentable ! Pendant tout le semestre que je fus au dépôt je n'ai point vu de désaccord plus violent entre le ciel et les coeurs en fête. Il n'est pas étonnant que, trempé jusqu'à la moelle des os j'aie emporté de ma décoration un souvenir encore plein de fraîcheur!

Vie au dépôt. ---En temps de guerre on vieillit. Ma caserne était méconnaissable. En août 1914 elle avait l'air si jeune! Des cours et des chambres un torrent d'enthousiasme débordait en chansons. C'était le printemps de la guerre, riche de sève et d'espoir.

L'arbre de la mobilisation avait dès sa première année porté de beaux fruits de victoire. Mais sous l'effort de la tempête les feuilles, tombaient en tourbillons; à travers les fentes de l'écorce la sève coulait en larmes de sang à tel point qu'aujourd'hui en 1916 ma caserne avait bien vieilli. Parmi les pensionnaires plusieurs se servaient de bâton; beaucoup traînaient la jambe; tous étaient invalides. Ces revenants de la guerre semblaient les fantômes des partants de jadis.

Pour reprendre vie, ils faisaient un peu d'exercice. On les affectait aux compagnies suivant leur invalidité. Ils débutaient à la 29e; à la 25e ils seraient aptes à rejoindre le front. Plusieurs, à qui le souffle manquait ou les jambes, ne quittaient pas la 29e. C'est ainsi que pendant huit mois je me traînais à l'exercice, quand le ciel me le permettait.

J'en ai vu beaucoup s'en retourner au front, mais sans illusion et sans joie. On suivait toujours le chemin du devoir; mais à pied, car on n'avait plus d'ailes. Pour ceux qui le voient de loin, le fruit de la victoire est très beau; ceux qui le goûtent, l'estiment délicieux. Sans doute; mais le front sue à le cueillir; et les doigts saignent à le décortiquer. Or ceux qui partaient maintenant avaient déjà pris part à la dure et sanglante cueillette. Ils s'en allaient quand même; et ceux qui savaient trouvaient leur départ plus beau.

Les officiers vivaient ensemble au cercle dans cette intimité que crée la vie de soldat. Quelle fête pour nous de recevoir un camarade durant sa permission! J'appris un beau matin que Raoul était là. Six mois s'étaient écoulés sans que nous ayons pu nous revoir. On ne s'était même pas écrit; parce que souvent à des coeurs qui vivent près l'un de l'autre une lettre parait superflue. Sur la place d'Armes nous nous vîmes de loin presque au même moment. Alors les bras tendus nous courûmes l'un vers l'autre; et quand cessa la fraternelle étreinte on ne trouva rien à dire pour exprimer notre bonheur : les regards disaient plus que les mots.

* * *

Je veux glisser à la fin de mon livre, pour qu'il en soit tout embaumé, le nom d'une héroïque vertu.

Notre ville hospitalisait une colonie de réfugiés belges. Ces malheureux étant arrivés sans ressources, la charité publique les avait secourus avec une libéralité splendide. Mais on se lasse de demander souvent plus vite que de donner. La prodigalité diminua peu à peu mais non point la misère. Alors une humble fille au grand coeur se fit la mère adoptive de tous les réfugiés. Elle leur donna tout son petit avoir; puis elle-même elle se donna toute. Pour ses pauvres enfants elle devint ravaudeuse, et même savetière, ressemelant avant le jour leurs souliers sur ses genoux. Pour eux elle se fit mendiante et quêta inlassablement. Pour eux je crois bien qu'elle faisait des miracles. Sa charité était si discrète, que d'abord on ne la vit point. Mais les parfums de bonne marque transpirent à travers tous les vases. Elle se croyait ignorée, que toute la ville la poursuivait d'une religieuse admiration. Quand elle s'en aperçut l'humble fille pleura; mais triomphant de la gloire comme de la misère elle fit servir sa renommée au bien-être de sa famille. Elle a dû être heureuse de recevoir un prix de vertu: c'était une miche pour ses enfants.

Or plus un Saint attire à lui, plus il attire à Dieu. Le fer, qui n'a pour votre main aucune sympathie, vient s'y jeter avec l'aimant. Les Saints sont les aimants de Dieu! J'ai trouvé des sceptiques qui ne croyaient pas aux Saints. Je les ai conduits chez la maman des Belges. Ils s'en retournaient convaincus. Vraiment les Saints sont les aimants de Dieu !

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CHAPITRE XXIV
Retour.

Réformé.---En lutte avec l'amitié, le devoir est facilement vaincu ; on s'il triomphe, ce n'est pas, d'ordinaire, que l'amitié ait jeté bas les armes : elle a fui, ou parfois elle est blessée à mort. On doit donc à tout prix éviter un combat, dont l'issue pourrait être funeste aux deux partis.

Pour des raisons si évidentes, on n'a pas laissé aux médecins du dépôt le soin de décider du sort de leurs camarades. On vit ensemble comme des frères. Pour eux quel pénible devoir s'ils devaient déclarer un jour: « Ecoutez, les amis, il est temps de partir. Allez vous faire tuer au front. » Un ami n'envoie pas son ami à la mort! C'est pourquoi ils peuvent bien exempter d'exercice, mais non retenir au dépôt. A eux de décider si les soldats sont aptes à rejoindre le front; mais c'est un inspecteur du service de santé qui visite tous les deux mois les officiers inaptes. Il est leur supérieur et ne les connaît pas; à la barre de sa conscience, l'amitié ne plaide pas contre le devoir.

Le nôtre n'était pas suspect de tendresse.

L'exécution était sommaire. Après cet interrogatoire

---De quoi vous plaignez-vous?

Le patient répondait.

---Oui, c'est normal; ça passera !

C'était toujours normal; mais ça ne passait jamais. En fin de compte, presque tous les clients étaient déclarés aptes à partir immédiatement, l'inspecteur estimant sans doute que pour activer la convalescence, le front vaut mieux que le dépôt. Aussi, en général, on appréhendait sa visite et les moins invalides, sûrs de sa décision, préféraient d'eux-mêmes se déclarer aptes.

Pendant mon séjour au dépôt, il m'a examiné trois fois, me réformant sans hésiter jusqu'à la visite prochaine. Comme il souffrait de mon mal, il le comprenait mieux, et me plaignait paternellement.

---A votre âge, c'est triste; vous n'avez pas fini d'en voir! Dès sa première visite, il m'avoua ses craintes : « Votre machine pneumatique m'a l'air bien détraquée. La moindre humidité la rouille; elle grince au moindre frottement. Elle marche toujours par à-coups. Gare aux crises !

Aux visites suivantes, il ne faisait qu'enregistrer la vérification de ses pronostics.

---Mais, comme réformé temporaire, je ne recevais pas d'emploi ; car l'officier de cette catégorie appartient encore à l'avant, et n'a donc point le droit de regarder en arrière. Tout en comprenant la mesure, j'éprouvai bientôt que le plus dur travail est moins pénible que l'inaction. Elle devenait avec le temps un véritable supplice, qu'au bout de huit mois je ne pouvais pas supporter. Aux heures d'exercices, le cercle était vide, et quand on n'a point au cœur la vocation de garçon de café, le bâtiment manque de charme. Bref, je m'ennuyais tant qu'un jour je dis à l'inspecteur:

---Renvoyez-moi au front, ou bien octroyez-moi une réforme définitive. Je mène ici la vie la plus idiote : je ne gagne pas mon pain. Pourtant il me semble qu'après trente ans d'études, je puis rendre quelques services. A toutes les portes où je frappe, on me répond par un refus. Il n'y a pas de bureau de placement pour les réformés temporaires. Si vous croyez en conscience que je ne guérirai jamais, veuillez me réformer définitivement, ou laissez-moi retourner au front.

---Je m'en garderai bien, dit-il. Là-bas vous seriez un poids mort! Il s'informa de mon passé et de mes projets d'avenir. Nous causions en amis. Comme d'autres attendaient, il se hâta de conclure :

---Je crois qu'en effet vous ne guérirez pas. Mais tranquillisez-vous : on ne meurt pas de ça... comme vous le voyez, ajouta-t-il en se désignant lui-même.

Puis, me tendant la main avec un large sourire

---Au revoir! vous ferez, j'en suis sûr, d'excellente besogne. Au revoir !

---A Londres.---On sait que l'Administration retarde de plusieurs siècles. Le monde civilisé ayant roulé en diligence, marche aujourd'hui à la vapeur: tandis que les bureaux empruntent encore aux nègres leurs moyens de locomotion. Les plis voyagent à pied ou en chaise à porteur, car les express ne sont pas des trains, et les courriers vont au pas.---« Vous qui entrez! , laissez toute espérance! » dit l'Administration à ses clients pressés. Je n'ignorais donc pas que mon certificat de réforme, s'il devait aller à Paris par la voie des bureaux, n'en reviendrait qu'après la guerre. Je me décidai à le porter moi-même, et à retirer du même coup mon congé de retour à la vie civile. En quinze jours ce fut fait, et disant à la France un au revoir joyeux, bientôt je m'embarquai pour Londres.

J'y débarquai le lendemain. Ce même jour les Allemands conduisaient à Zeebrugge le bateau qui devait m'emmener en Hollande. Or, je dus pendant trois semaines attendre une nouvelle occasion. Comme bien on le pense, je profitai de ce retard pour faire connaissance et me lier d'amitié avec la capitale anglaise. Mon programme fut vite arrêté. D'une journée je faisais deux parts : la première était consacrée au passé artistique ; et j'essayais l'après-midi de suivre dans la vie et surtout dans les âmes les traces de la guerre présente.

Que de merveilles j'ai vues du matin jusqu'au soir ! Certes, je ne donnerais pas mon Paris pour dix Londres. Il paraît qu'aux beaux jours Londres porte une ravissante robe de fleurs et de verdure; mais en manteau d'hiver la belle ne m'a point séduit. J'aime trop la lumière; le brouillard me fait mal à l'esprit autant qu'aux poumons. Or, tandis qu'à Paris les monuments, de loin, vous montrent leur splendeur et vous attirent au fond de larges perspectives, il faut à Londres exhumer les palais de leur linceul de brume. De loin ils ont l'air de fantômes ; seulement, quand on les touche, on sent que leur art est vivant. Ici et là, les joyaux de pierre ou de métal sont nombreux et de bonne marque : ce qu'on contemple en plein soleil à la devanture parisienne, on peut le découvrir dans les sous-sols de Londres; mais il faut une bougie! L'esprit, affamé d'art, qui s'assoit à la table de la cité, trouve à toute heure un menu substantiel, mais sans sauce alléchante et sans présentation. J'aime mieux le service français.

A Londres comme à Paris, j'ai senti l'âme de a guerre : ici plus exubérante., là non moins robuste. Ce n'est toujours qu'une question de lumière. Les couleurs de la France en armes sont voyantes et gaies, taillées dans l'horizon bleu d'un ciel qui pleure un peu et sourit beau. coup; la cotte de mailles anglaise est terne et grise, mais la trame est d'acier.

Or, toute l'Angleterre la fabrique ou la porte avec un égal enthousiasme. Un mylord m'en donna la raison :

---On devrait élever à Londres une statue au comte Zeppelin.

Je crus qu'il plaisantait. Il poursuivit gravement:

---Grâce à lui, voyez-vous, nous sommes devenus des patriotes farouches. Nous vivions trop loin des batailles; et la mer, quoi qu'on dise, conduit mal le son. Le vent de mort qui soufflait chez vous ne nous apportait plus qu'un écho affaibli des râles des blessés, et des gémissements des peuples. Mais les zeppelins nous ont fait entendre la guerre. Des cris d'innocentes victimes, en nous déchirant les oreilles, nous ont percé le cœur. Une juste colère a depuis lors armé nos bras. En plus des vôtres maintenant, nous avons nos morts à venger et nous les vengerons. Dussions-nous y mettre vingt ans, pleine justice sera faite! »

Or, il me fut donné de voir que mon mylord ne m'avait pas trompé. Durant mon séjour à Londres, deux zeppelins vinrent sur la cité. J'appris par les journaux leur visite et leur trépas. Dans la soirée du lendemain, les volontaires assiégeaient les bureaux d'engagement. Les bombes qu'en Allemagne on charge de mort éclatent sur l'Angleterre en patriotisme guerrier.

Cette froide et tenace volonté, je l'ai sentie universelle. Au théâtre comme au café, dans les rues comme dans les salons, la guerre parle la même langue à l'accent énergique, aux inflexions pleines d'humour. Chez nous l'on dit : Il ne faut pas s'en faire!... On les aura!... Pourvu que les civils tiennent! ... ; ici le mot d'ordre est tranchant comme un glaive : Jusqu'au bout! On barbouillera peut-être encore quelques réverbères, on rationnera les boutiques, on agrandira les hôpitaux, on multipliera les dévouements; mais avant d'être au bout de la richesse et de la générosité anglaises, l'Allemagne sera à bout de tout. Certes, je le crois bien! Quel peuple au monde pourrait en douter?

---En Hollande.---Un beau soir de décembre on s'embarqua à Hull, et l'on partit dans le plus grand mystère. J'avoue qu'en pénétrant sur le champ de bataille liquide, j'espérais quelques émotions. Dans les tranchées mouvantes, l'alerte a plus d'imprévu, et l'assaut plus d'horreur. Hélas! ce fut non de bravoure mais de patience qu'on dut s'armer pour attendre dix jours à l'ancre que notre convoi fût formé, et que notre escorte de navires de guerre ouvrit la route vers Rotterdam. Après dix heures du plus pacifique voyage, nous débarquions en Hollande.

On devine avec quelle hâte je regagnai Maestricht, avec quelle patriotique fierté et quelle religieuse tendresse je franchis, après deux ans de guerre, le seuil de mon couvent. Mais tandis que partout ailleurs on m'avait accueilli comme on accueille un fils après une longue absence, comme un triomphateur et presque un revenant, ici point d'effusions enthousiastes, ni fleurs ni couronnes, nulle surprise de me revoir : les coeurs sans doute ne m'avaient point, pendant deux ans, perdu de vue un seul jour. Je n'étais plus soldat ; je redevenais moine. Mais la lumière fait mal aux yeux lourds de ténèbres ; au sortir du fracas, l'oreille tinte longtemps encore. Que de fois, depuis mon retour, je me suis évadé en rêve vers les boyaux fangeux, en écoutant avec un mélancolique plaisir l'écho lointain des bombardements; car, à 300 kilomètres, on entend mieux la guerre qu'à 30 kilomètres au front.

Aussi quand vers la mi-janvier je reçus presque en même temps l'invitation de raconter par la parole et par la plume mes souvenirs de guerre, j'acceptai sans hésitation.

Conférences.

Mes ambitions de conférencier étaient, à la vérité, fort modestes. Pensant bien que la chaire m'allait mieux que les planches, je ne m'attendais pas à d'enthousiastes rappels. C'est pourtant ce qui arriva. Dans la semaine de mes débuts, dix-sept invitations me furent adressées des principales villes de Hollande; dix mois après, j'enregistrai ma 158e !

N'est-ce pas un record? d'autant que, pour servir du même coup la France et la charité, nulle audition ne fut gratuite. Peut-être un jour raconterai-je les succès de ma nouvelle campagne : la cohue des salles combles, la chaleur des applaudissements, les cris de « Vive la France! » poussés jusque dans la rue par des auditoires enthousiastes, les collectes fructueuses pour les oeuvres de guerre, les armes déloyales d'adversaires sans pudeur; mais déjà je puis affirmer que dans ce pays de Hollande, si la terre est neutrale, la bourse ne l'est pas, ni le cœur. Je le dis à la France, dont la presse semble trop l'ignorer!

Mon Livre.---Conclusions.

J'ai lu récemment dans un roman de guerre, dont l'esprit ne vaut pas le succès : « C'est un crime de montrer les beaux côtés de la guerre. »---Ce crime! Je viens de le commettre.

Certes, j'ai vu les horreurs des batailles et j'en ai souffert. J'ai vu des membres déchirés, j'ai vu couler le sang, j'ai entendu des plaintes, des murmures et des râles, j'ai frôlé et senti des cadavres : je crois l'avoir assez dit; mais j'ai vu sous l'action du feu trop de cœurs s'amollir, se fondre, se répandre en généreux sentiments, j'ai connu trop d'âmes altérées de sacrifices, j'ai trop admiré à la lueur des obus la beauté des devoirs héroïques, j'ai trop senti la douceur de mourir pour la Patrie qu'on aime, j'ai vu trop souvent des yeux levés au ciel pour ne pas croire à certains bienfaits de la guerre.

La guerre, c'est l'automne des peuples. Le jour est triste, le ciel est lourd, l'orage gronde, le vent rugit : sur terre les feuilles tombent, mais c'est pour engraisser le sol et nourrir la sève nouvelle: même dans la nature, la mort n'est pas le néant; c'est le germe d'une autre vie. Notre automne de guerre est long et rude

Courage! le printemps va venir !

Demain, sur nos tombeaux,
Les blés seront plus beaux !

FIN


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