A la mi-juin 1919, les étudiants et les cadres de l'Ecole d'Agriculture ont quitté le vaste "camp américain" où resteront encore quelques dizaines de policiers pour assurer la surveillance des stocks et équipements, en attendant la liquidation. A Verdun, le jeudi soir 5 juin, "un groupe de la police américaine au nombre de 160... est venu tout entier se réunir à l'hôtel Mugnier(36) pour y apprécier une dernière fois la cuisine française. Nos rues ont. donc revu, ce jour-là, l'animation du temps où le camp battait son plein (sic). C'était pour la dernière fois, au grand regret de beaucoup de commerçants. ("Le Progrès", 10 juin 1919).
Un article paru dans le journal "Le Matin", le 24 juillet 1919, et intitulé "La triste fin des Camps américains" faisait le point de la situation, un mois après le départ des derniers Américains. En voici quelques extraits concernant surtout le camp de Beaune et valables pour celui d'Allerey :
"BEAUNE, 22 juillet --- Les larges camps que nos amis d'Amérique avaient si merveilleusement installés sur plusieurs points de notre territoire sont sur le point de disparaître...
Je viens de visiter les camps de Beaune et d'Allerey. C'est là, dans cette région la plus reposante peut-être, la plus favorable aux blessés et aux malades, que les Américains avaient établi leurs plus vastes hôpitaux. Et quels hôpitaux...
Aujourd'hui c'est l'abandon, les baraquements s'alignent à l'infini, déserts, mornes. Les portes en sont fermées à l'aide de clous...
Depuis un mois, depuis que les Américains ont quitté la région, c'est le gouvernement français qui a pris en charge le matériel laissé par eux, en attendant que l'accord soit réalisé pour son acquisition...
Nous nous réjouissions de penser que tout ce matériel, dont nous avons tant besoin, nous serait profitable après le départ de nos amis. Hélas que sera-t-il advenu quand les interminables pourparlers engagés entre les deux gouvernements auront abouti à l'accord souhaité ?
De la ferraille à liquider au poids. Il se sera détruit tout seul. La rouille aura fait son uvre. Elle l'a déjà commencée.
Il faut voir cette machine à repasser de huit mètres de long sur cinq de large, véritable merveille de mécanique, qui peut sécher et repasser à la fois quatre grands draps côte à côte et bout à bout. Il faut voir ces raboteuses, ces scies, ces moteurs, que personne n'entretient plus.
Elles sont restées là, ces machines, dans leurs locaux humides, sans entretien. Encore celles-là sont-elles à l'abri de la pluie. Mais il en est d'autres qui restent exposées aux intempéries, sans même qu'une bâche les recouvre...
D'ici peu, tout cela sera inutilisable.
Le camp (de Beaune), de plusieurs lieues de tour.... est difficile à bien garder Or, vingt huit soldats seulement sont employés à la surveillance. Malgré toute la vigilance de ces hommes et l'activité du maréchal des logis qui les commande, les voleurs ont beau jeu..."
Sans doute, en fut-il de même au camp américain d'Allerey.
Aussi bien à la clôture du Centre hospitalier qu'au départ des étudiants et cadres de l'Ecole d'agriculture, du matériel, surtout de petites choses, a été donné aux employé(e)s du camp où à des habitants, comme de la vaisselle, des lampes, des machines à écrire, etc.
Mais par la suite, les baraquements étaient insuffisamment surveillés, de nombreux vols furent signalés.
Puis, vint le temps de la liquidation, en juillet-août : aux termes d'une convention passée le 25 juillet 1919 entre l'armée américaine et le ministère français de la Guerre, toutes les installations américaines en France ont été transférées au gouvernement français. Les planches ou tôles de baraquements furent vendues dans le pays ou les alentours, par la Société de liquidation, ainsi que des matériels divers : éviers, draps, chemises, etc. Ce qui ne fut pas vendu par les Américains fut enterré dans des tranchées (de la literie, des vêtements ... ), d'après un témoin...
Cette dernière remarque fait penser à ce que s'était produit à Beaune, à cette même époque. Ce qui paraissait invendable fut brûlé sur place. Par ailleurs, "à très bon compte l'administration de l'Université avait offert de céder les stocks de lampes électriques, de crayons, de craies, de tableaux noirs, de rames de papier blanc et de bouteilles d'encre Watermann. Electriciens et libraires locaux s'y opposèrent, non sans raison, car, pendant plusieurs années, la vente des articles précités eût été presque totalement arrêtée. Devant ce refus, les Américains n'hésitèrent pas ! Ils allumèrent un immense brasier alimenté par les rames de papier et les crayons... Tandis que des chenillettes écrasaient craies et bouteilles d'encre. Quant aux lampes électriques, une vingtaine de prisonniers allemands les brisèrent consciencieusement sur l'aire de ciment du théâtre démoli, où elles éclataient sourdement". (Pirous alias P. Rousseau, "Les Dépêches de Dijon", 12 avril 1960).
Peu à peu les bâtiments du camp américain d'Allerey vont disparaître. Quelques uns seront réutilisés à Allerey même ou aux environs, comme à Palleau où l'un d'eux servira de salle de bal jusqu'à une date récente et fut démoli en 1977.
La municipalité d'Allerey aurait pu reprendre à très bon compte les installations de distribution d'eau des Américains ou leurs équipements électriques, au moins pour le bourg : mais a-t-on préféré attendre quelques années avant d'électrifier l'ensemble du village, qui le sera seulement peu avant 1930, et les puits individuels ont-ils paru suffisants pour alimenter en eau la population ? Ces opportunités ne furent pas acceptées...
Tous les Américains étaient partis, les installations du camp avaient été démontées, le matériel et les stocks vendus, les corps du cimetière avaient peu à peu été exhumés, puis transférés ailleurs ou remis aux familles. A partir d'avril 1922, les terrains qui avaient été occupés par les Américains devaient faire leur retour à leurs propriétaires, mais ils ne furent restitués qu'en avril 1924 à ces derniers qui se groupèrent et sollicitèrent du ministre de l'Agriculture le concours technique et financier pour le remembrement et la mise en culture. En mai 1924, la municipalité acceptait de conserver l'ancienne ligne de chemin de fer du camp pour assurer l'assainissement des terrains.
Ne restait plus alors que le souvenir de ces mois de présence américaine qui avait extraordinairement bouleversé la vie de cette région rurale. Et peut-être quelque nostalgie ?
Des regrets bien sûr. De la part des commerçants et de tous les habitants qui avaient bénéficié des dollars de l'Oncle Sam. "La population de Verdun a bien regretté le départ des Américains qui étaient sympathiques et mettaient une grande animation dans le pays, si calme et si triste en cette période de guerre." écrivait une Verdunoise, plus de cinquante ans après.
Et dans une école des environs (à Virey-le-Grand), l'institutrice faisait longuement répéter à ses élèves, pour les cérémonies du 14 juillet 1919 ---le premier 14 juillet de liberté retrouvée--- un chant à la gloire des Américains, dont le refrain, sur l'air de "La Madelon", disait à peu près ceci:
Gloire à Wilson, le grand ami de la France, Le novateur du beau soldat yankee. Grâce à lui on a eu la victoire, Gloire à Wilson, gloire à Wilson, gloire à Wilson!
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Les traces matérielles, les vestiges de l'immense camp d'Allerey sont aujourd'hui bien minces, au bout de quatre-vingt années.
C'est, sur le terrain, les tracés orthogonaux des voies du camp conservés par l'ancien remembrement, c'est quelques ponceaux en briques, encore solides, sur les fossés, c'est le monument au soldat Burton, au cimetière. Mais ont disparu le réservoir d'eau, les piliers en briques du cimetière américain, encore en place jusqu'en 1983.
Ce sont divers matériels, outils, photos, lettres, conservés dans un certain nombre de familles. Ce sont aussi les témoignages de quelques rares contemporains de l'événement, parfois en seconde main par leurs descendants.
Malgré la disparition de la majorité des témoins, une mémoire collective demeure, et nombreux semblent ceux qui sont favorables à la concrétisation d'un vu émis depuis plus de vingt ans : la pose d'une plaque commémorative, à l'emplacement ou aux abords de l'ancien camp américain.
Mais "nos amis d'Amérique" ont-ils oublié la France qui les avait accueillis avec sympathie et reconnaissance ? Nous verrons qu'il n'en fut rien.
Dans la "Revue de Bourgogne" de 1919, un journaliste écrivait: "... Rentrés à leurs foyers nos jeunes amis Américains ne se rappelleront pas sans émotion leur séjour en Bourgogne, ils en auront emporté quelques subtil fluide qui hantera leurs pensées. Ils nous reviendront en grand nombre plus tard, avec leurs propres enfants et des liens nouveaux s'établiront entre eux et nous...". Ce sera sans doute vrai pour quelques uns, mais pour de nombreux autres il y aura au moins des correspondances, plus ou moins durables avec leurs "amis de France".
Pour clore ce chapitre, voici, tiré d'un ouvrage américain "American Red Cross Hospital 38" (en France), un poème, dans sa forme originale d'abord, afin d'en conserver tout l'attrait :
Farewell, fair France, with all thy ancient
glory, For once again beneath fair triumph's graceful
arch, Hold sacred those who with us may not go,
With mingled grief an forward-looking joy, W. M. L. C. |
Pour ceux de nos lecteurs peu familiarisés avec la langue anglaise, nous donnons ci-dessous la traduction, mais comme le rappelle notre traducteur(37), "une traduction est toujours une trahison", et un "poème perd ainsi beaucoup de sa saveur" ; mais il faut alors lire le texte "en l'embellissant par la pensée" :
Adieu, ô belle France, en dépit
de ta gloire millénaire Car, une fois de plus, sous l'arche d'un beau
triomphe, Tiens pour sacrés ceux qui ne peuvent
repartir avec nous, Tandis qu'une peine mêlée d'un
espoir joyeux en l'avenir nous étreint, |
.
Des personnes d'Allerey, de Verdun et des environs ont maintenu des relations épistolaires avec des Américains rentrés dans leur pays.
Toutefois ces correspondances avaient parfois commencé bien avant la fermeture du Centre Hospitalier. "Le Courrier" du 10 décembre 1918 publiait la petite information qui suit et témoigne des amitiés qui avaient pu se nouer alors :
"ALLEREY --- Les Américains chez nous. --- Un soldat américain qui a reçu pendant son séjour à Allerey des marques d'affection d'une mère de famille des environs lui adresse la lettre suivante avant son départ pour les Etats-Unis :
Madame,
Vous êtes très bonne pour moi. Vous me traitez comme ma mère le ferait si elle était en vie. J'ai été par toute la France, mais je n'ai rencontré personne qui m'a traité aussi bien que vous. Vous êtes très affectueuse et je vous aime. J'ai rencontré beaucoup de gens, vous êtes la meilleure de tous. Même en Amérique on ne me traite pas aussi bien que vous. Vous êtes une mère pour moi.
Votre sincère --- CHRISS LLOYD ".
De retour aux Etats-Unis, ou même depuis la France avant d'embarquer, de nombreux soldats envoient un mot, des cartes postales ou des photos aux familles qui les avaient accueillis. Certaines de ces missives sont très touchantes...
Elles étaient, la plupart du temps, adressées aux mères de famille ou aux jeunes filles que ces soldats avaient connues dans des foyers où la majorité des hommes étaient au front ou pas encore démobilisés.
Les passages qui suivent, parfois dans un français très approximatif et pittoresque, en donnent une idée :
* "Ma cher Lucy. Comment allez-vous. Je suis très content avec le photographie... J'ai été très mal de mer durant le voyage... Votre cher mère et père comment vont-ils, j'ai espère ils sont très bien... Le temps il est très joli ici et nous sommes allé beaucoup en le automobile de mon frère. Au revoir un amie". (Evelyn B., Cincinnati, 6 avril 1919).
* "Chère Mlle M .. ... Votre lettre a été adressée au Mans mais elle fut reçu à Brest ou je me trouve maintenant... nous sommes tout prets à nous embarquée. Mais il est bien difficile à dire exactement le jour de notre départ, mais je pense qu'il ne sera pas longtemps. Je le souhaite de tout mon cur que nous partions aussitôt que possible car le temps me dure. Je voudrais revenir tout à l'heure en Amérique afin que je puisse reprendre mes études pendant les vacances de cet été...
Aujourd'hui, j'ai reçu une lettre dAmérique. C'était une réponse à la lettre dans laquelle j'ai envoyé la photographie de ma Suzanne... On m'a chargé de la donner un baiser. Mais comment le faire ? Alors je vais vous demander me rendre une petite service. Donnez lui un baiser pour moi. Pauvre enfant, elle n'a point de chocolat maintenant..
Quoique loin de vous, nos curs battent avec ces de tous le bon gents français. Votre ami (Harry S., Brest, 19 juin 1919).
* "Ma chère amie. C'est avec plaisir que j'ai reçu votre jolie carte et très gentil message... Je manque vous et les autres très beaucoup... Je ne serai oublie pas mes gentils et aimant amies française, et quelquefois je serai revenir a visite la belle France... Je désirai que je peux aller à Verdun avec Y ce soir et visite vous et les autres aussi... C'est très difficile pour moi à écrire Francaise maintenant... Ecrire à moi encore bientôt. Avec sincere affection que suis toujours votre ami". (George R. Mitchelle, South Dakota, 23 juillet 1919).
* From Vierzon 4/8/19... Verdun is good town forme, I return quicklet quick. Yours oldfellow. George ".
* "Mon chère amie Lucy. Comment allez-vous et votre mère et votre père et tout le monde ? ... Je compte aller la France avant que je mort. Je vouloir possible pour moi à manger une autre bonne soupe dans votre maison... Au revoir et au plaisir ma Très aimable amie. Votre bon ami.". (Harold N., Medford, Boston - s., d.)
* "Bien chère amie. C'est avec grand plaisir que j'ai reçu votre gentille lettre. Et comment heureux j'étais à recevoir la photographie des trois belles surs, mes cheres petites amies de France... C'est ma vivante image de vous trois... Je vois que vous avez un nouvel président de la Republic. Dernier samedi soir, j'ai vu à la cinéma dans les nouvelles Pathé, le Monsieur Deschanel, Monsieur Georges Clemenceau et plusieurs autres célèbres hommes de France... Léone m'écrit une très aimable lettres elle m'aime de tout son cur et m'envoye beaucoup de baisers et embraser Chere petite mignon, comment bonne elle est... La madame ma mère vous envoye ses meilleur amities. (... Rapid City, So. Dak, 2 mars 1920)
Il y eut par ailleurs des correspondances entre les nouveaux couples franco-américains partis aux Etats-Unis et les familles des épouses, en France, en nombre restreint, il est vrai.
Puis les années d'après-guerre et jusqu'à une époque récente, des anciens du corps expéditionnaire, ou leurs enfants, ont écrit ou publié aux Etats-Unis. des articles ou des ouvrages où ils racontent leur séjour et leurs souvenirs de guerre en France ; récits qui évoquent pour certains le Centre hospitalier ou l'Ecole d'agriculture d'Allerey. A la suite de ces publications, j'ai été amené personnellement à correspondre avec deux ou trois d'entre eux ou leurs descendants qui ont bien voulu m'aider dans ma quête d'informations, avec beaucoup d'amabilité, allant jusqu'à l'invitation en Amérique.
Ce fut particulièrement le cas d'une correspondance suivie et intéressante avec une ancienne infirmière du Centre hospitalier d'Allerey, Mrs Richard Jeffery, de Los Angeles, en 1966-1967, puis en 1981 et 1988-1989. Au cours de l'été 1966, après un voyage de près de quinze mois autour du monde avec son mari, Mrs Jeffery était arrivée en France et avait voulu revoir Allerey, presqu'un demi siècle après son séjour au camp. Des habitants les avaient conduits à son emplacement. Mais, dit-elle, "ce fut un grand choc pour moi de n'avoir rien retrouvé de notre immense camp de 1918 ". On les avait accompagnés à l'école où, leur avait-on dit, je pouvais leur montrer une documentation sur ce camp-hôpital américain. Mais j'étais absent, et "mon mari et moi avons été très désappointés de ne pas vous trouver..", m'écrivait-elle à son retour aux Etats-Unis, en août. D'où un échange de lettres, des envois de documents, jusqu'en mai 1967. Cette vieille dame, très touchée par ce retour sur son passe, sa jeunesse consacrée alors à servir, confiait dans ses lettres ses sentiments sur ce qu'elle venait de vivre, comme ici:
"Los Angeles, le 13 janvier 1967
Mr Jeffery et moi étions enchantés de recevoir votre lettre du 9 janvier.. Je vous remercie encore pour les magnifiques cartes de notre camp d'Allerey que je prêterai à quelques autres infirmières qui se trouvaient là-bas durant la Première Guerre Mondiale...
Vous m'avez demandé de vous envoyer quelques impressions sur notre travail et notre vie là-bas. Ma toute première impression quand nous, les infirmières, sommes arrivées très tôt un matin à Allerey, fut l'énorme quantité de travail qui attendait dans les services de l'hôpital. En outre, nous étions fort inquiètes parce qu'il n'y avait pas de foyer d'infirmières pour nous. Les médecins et les hommes enrôlés dans notre Base Hospital n'attendaient pas notre arrivée dAmérique avant plusieurs semaines, et ils avaient été trop occupés à soigner les malades pour penser à notre lieu de séjour. Aussi, pendant que nous visitions l'hôpital, tous les soldats valides commencèrent à construire nos quartiers. Et je me souviens que, comme nous étions en train d'admirer le magnifique coucher de soleil ce soir-là, et que le drapeau américain était amené pour la nuit, on vint nous dire que nos chambres étaient prêtes. Vous pouvez imaginer combien ces bâtiments, mis en place en une seule journée étaient pauvrement construits ; mais nous étions tellement harassées que cela nous semblait le paradis d'avoir un endroit où reposer nos têtes lasses...
C'était toujours un plaisir d'aller en promenade à Allerey depuis notre camp, et d'essayer de lier conversation avec les gens du village. Comme je ne pouvais pas leur parler en français, je décidai de prendre des leçons de français auprès d'une charmante jeune femme des environs du village. Je ne me rappelle pas son nom ; mais j'attendais chaque semaine avec impatience ma leçon de français avec elle, et nous devînmes de très bonnes amies. Quand je suis rentrée de France, je suis allée en faculté à l'Université de Columbia à New-York et j'y ai suivi deux années de français.
Quand nous avions le temps, en-dehors du travail, nous allions dans un tout petit restaurant au bord de la route en sortant d'Allerey, où l'on nous préparait du poulet ainsi que de très bonnes omelettes et un thé délicieux. Tout le monde était si gentil pour nous, que nous nous sentions utiles et les bienvenus, et nous savions que nous étions chez des amis.
Et nous avons reçu le même accueil quand nous sommes retournés là-bas la dernière fois et avons trouvé à la ferme la famille qui nous a conduits aux alentours pour voir le terrain et votre école...
Nos meilleures amitiés à chacun de vous,
Gretchen et Richard Jeffery."
Puis, notre correspondance cesse, les années passent... Et au début de 1981, Mrs Jeffery reprend nos relations épistolaires pour parler d'un voyage en Europe : "Nous passions par Beaune. Je souhaitais ardemment retourner à Allerey, mais je ne pouvais pas interrompre le programme ......
Encore un silence de quelques années... Et le 22 mai 1988, jour de la Pentecôte, un appel téléphonique du maire d'Allerey nous annonce que Mrs Jeffery et sa fille nous attendent, mon épouse et moi, à l'auberge d'Allerey. Nous nous rencontrons enfin, comme elle le souhaitait depuis longtemps. C'est d'abord un accueil très chaleureux du maire et des convives qui dans la même salle fêtaient des noces d'or. Puis nous les pilotons et commentons ce qui peut encore situer le camp, pour finir en notre maison d'Allerey où chacun parlera de ce qu'il a vécu ou retrouvé au cours de recherches...
Rentrée en Amérique, notre alerte et nonagénaire infirmière rappellera dans ses lettres, avec enthousiasme ou nostalgie, les années passées et sa visite à Allerey : "Je vous serais toujours reconnaissante de m'avoir aidé, 70 ans après à retrouver ces moments-là. J'ai également écrit au maire. Ma fille et moi souhaitons remercier toutes les personnes d'Allerey qui nous ont accueillies avec chaleur, ce 22 mai . . ." Et de longues lettres me sont parvenues jusqu'en 1989...Nous lui souhaitons d'être encore en vie, en cette année 1999, pour lui faire l'hommage de cet ouvrage.
Plus récemment, en septembre 1995, un couple d'Américains sont venus en France pour y retrouver, en quelque sorte, des racines familiales. L'épouse, Mrs Jane M. Simpson, de Deland, en Floride, avait laissé son adresse à Verdun, ce qui a permis un échange de lettres et de documents. Ces personnes étaient ensuite passées à Allerey, la mère de Mrs Simpson ayant été infirmière au "Base Hospital n° 25" du Centre hospitalier. Celle-ci, Miss Ruby Breuleux, avait des ancêtres en Haute-Saône, émigrés vers 1850 en Amérique. Mrs Simpson et son mari, venant de ce département s'étaient donc arrêtés à Allerey.(38)
Mrs Simpson, comme Mrs Jeffery, écrivait en anglais, mais en 1984, j'eus la possibilité d'entrer en relations avec un correspondant dont l'épouse s'exprimait parfaitement en français, Mr Albert C. Ettinger, d'Arlington, Virginie. Cette année là, au printemps, Mr Ettinger, était aussi venu à Allerey, où son père avait été hospitalisé en 1918 au Centre hospitalier américain, et avait fait la connaissance de M. et Mme Albert Dorey, des anciens du village, qui me donnèrent l'adresse de leurs hôtes de passage. Avant que son père, alors âgé de 84 ans, disparaisse, Mr Ettinger avait décidé de recueillir en 23 cassettes ses souvenirs de guerre en France en 1917-18, puis d'en tirer un livre. Il m'avait promis de m'envoyer la copie du chapitre concernant le camp d'Allerey. Mais son père étant décédé, la parution du livre "Under the Rainbow. A doughboy and his buddies in World War I" fut différée. Or, en mars 1989, il eut la grande amabilité de m'envoyer un exemplaire du manuscrit contenant un chapitre intitulé : "Allerey Hospital and Stockage", envoi accompagné d'une invitation à passer quelques jours à Arlington(39)...
Il est probable que d'autres Américains, ayant vécu au camp d'Allerey, ou leurs enfants, soient également revenus sur ces lieux, plus ou moins incognito, au cours des quatre-vingt ans écoulés depuis 1918.
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Dans les années 60, une exposition strictement locale (à Allerey même, dans la vitrine de l'épicier) était présentée, où les premiers éléments réunis sur le camp américain figuraient ; exposition qui fit d'ailleurs office de "catalyseur" puisque des personnes apportèrent d'autres documents et objets.
1978. Après le bicentenaire de la proclamation de l'indépendance des Etats-Unis, en 1976, c'est le bicentenaire du traité d'alliance France-Etats-Unis. Le moment a semblé propice au Musée Nicéphore Niepce (Musée de la Photo) à Chalon-sur-Saône pour organiser une exposition sur le camp américain d'Allerey. A partir de la documentation du Musée et de celle que je possédais, il fut possible de réunir une cinquantaine d'excellentes reproductions de vieilles photos ou cartes postales. Cette exposition était avant tout photographique et non historique. Il ne s'agissait pas de retracer l'histoire du camp, mais bien de montrer "le rôle joué par la photographie et la carte postale dans l'évocation d'un moment du passé historique de la région " ("Le Courrier", 11 janvier 1979). L'exposition fut ouverte du 12 janvier au 11 février 1979 et attira de nombreux visiteurs ; un catalogue (comportant une introduction du Conservateur, M. Paul Jay, 7 reproductions 14 x 21 de photos et cartes postales et un historique du camp par A. Guillot) donnaient en quelques pages une vision assez complète de ce qu'avait été le camp-hôpital d'Allerey.
Toutefois, "Il semblerait intéressant, dans un autre cadre et en utilisant les documents présentés au Musée Niepce, de faire une exposition véritablement historique", écrivait alors un correspondant de la presse locale. Vu qui fut concrétisé dès l'été suivant, du 14 juillet au 15 août 1979, par l'exposition réalisée à Verdun-sur-le-Doubs, grâce à l'équipe du Groupe d'Etudes Historiques de Verdun. Ouverte seulement pendant les week-ends (samedi, dimanche et lundi), elle totalisa néanmoins près de 1300 visiteurs : de très nombreux habitants de la région, des anciens surtout qui prirent grand intérêt à examiner la plupart des photos, des vacanciers, des personnalités françaises et mêmes américaines. Au total 300 documents (photos, cartes postales, archives et objets divers) étaient répartis dans neuf sections :
1. Les américains en France, 1979-1919 ; 2. Les services de santé américains ; 3. L'installation du camp-hôpital, 1918 ; 4. Le contexte social ; 5. La vie du camp-hôpital ; 6. L'Université américaine, "Farm School" d'Allerey, 1919 ; 7. Les Américains et la population ; 8. Après la guerre ; 9. Le livre de C.L. Fitch "Some Women of France".
Ce fut une manifestation qui apportait une solide documentation, en grande partie inédite, sur cette tranche d'histoire locale directement liée à notre histoire nationale ; en même temps, elle suscita l'intérêt des gens férus de recherche historique comme des habitants de la région plus particulièrement concernés.
"Large participation populaire?" notait un journaliste lors de l'exposition de Chalon. "C'est un bon signe d'intérêt et une preuve évidente d'adhésion, intérêt qui répond d'ailleurs à des motivations diverses, dépassant souvent la simple curiosité pour atteindre parfois des raisons assez émouvantes.
S'il n'en fallait qu'un exemple, il suffirait de citer le cas de cet habitant d'Allerey qui... naquit alors que fonctionnait encore le camp-hôpital. La naissance risquait d'être difficile et on souhaita l'assistance d'un médecin... Emouvante jusqu'à la naïveté, la démarche de cet homme, venu à l'exposition tenter l'épreuve d'une impossible identification en s'efforçant de découvrir un indice qui aurait pu lui révéler le visage du médecin U.S. qui l'a mis au monde. Il y a soixante ans de cela."
Quelques lignes, tirées du "livre d'or" mis à la disposition des visiteurs de l'exposition de Verdun, témoigneront de ce qu'elle avait apporté à nombre de ceux-ci, et ce fut la meilleure récompense des organisateurs, membres du G.E.H. Verdun :
"Votre exposition est merveilleuse et émouvante, me rappelant des souvenirs de jeunesse lorsque, enfant, j'habitais Beaune et visitais très souvent le camp américain où j'étais gâté par les soldats U.S.A. " (M. Vuillamy).
"Hommage à ceux qui ont eu cette initiative de raconter une belle page de l'histoire de France." (A. Gauthronet, petit-fils du constructeur général de l'hôpital).
"Très intéressant et particulièrement bien présenté" Général Schmitt (Mâcon).
"J'ai été très touché, et ému, par la si intéressante exposition organisée par Monsieur Guillot sur le camp américain d'Allerey. J'espère la revoir avant qu'elle ferme". William Royall Tyler(40) (Américain, Bourguignon d'adoption).
"C'était un grand plaisir de venir à Verdun voir cette exposition remarquable qui témoigne l'amitié franco-américaine qui continue jusqu'à nos jours" M. Fuggy et Mme (vice-consul des U.S.A à Lyon).
"Je vous félicite sur cette exposition vraiment impressionnante et touchante de l'amitié franco-américaine" W. Thomson (consul des Etats-Unis à Bilbao, Espagne).
"Merci à R. Tatheraux d'avoir su exprimer dans le Progrès de Lyon du 28 juillet la reconnaissance que la population d'Allerey doit à Monsieur Guillot pour avoir retrouvé, fixé par des images et récits authentiques, le séjour historique que firent les Américains sur le territoire de la commune durant la guerre 1914-1918. Ce seront de précieuses archives pour les générations futures " (A. Guillemard).
"Magnifique. Faire revivre le passé afin de mieux apprécier le présent. Et surtout parler des sentiments généreux entre les peuples. A méditer.. surtout au aujourd'hui". (A. Merlotti).
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Le 1er octobre 1784, François Thomas, de Bragny, mourait à l'âge de 25 ans, loin de son village, en Amérique, où il était allé combattre avec d'autres Français pour l'indépendance américaine. Il s'était engagé le 2 février 1777 et avait été incorporé dans le Régiment du Hainaut. Deux compatriotes verdunois s'y étaient également engagés à 21 ans et 18 ans ; un autre jeune de Verdun était parti à 18 ans dans le Régiment du Soissonnais qui participa comme le précédent à la guerre d'indépendance.(41)
Ces jeunes soldats de notre région auraient-ils imaginé que, quelque 130 années plus tard, de jeunes Américains franchiraient à leur tour l'Atlantique et viendraient combattre sur le sol de France pour défendre leur patrie en danger, et même séjourner, ou parfois mourir, à quelques pas de leur village natal ?
Mais ces soldats américains pouvaient-ils, en 1918, supposer, lors de leur passage au camp-hôpital d'Allerey, que de jeunes Français des environs avaient jadis combattu aux côtés de leurs ancêtres pour l'indépendance des Etats-Unis d'Amérique ?
Ainsi va l'Histoire... et le destin de deux nations par les liens qui les unissent à travers les siècles, les sympathies ou les divergences.
Le village d'Allerey a vécu, peut-être sans en avoir pleinement conscience, un événement local mais d'une grande importance dans le contexte de la première guerre mondiale. L'intervention américaine avait entraîné la mobilisation de moyens considérables qui ont précipité la fin du conflit. La création de plusieurs centres hospitaliers en France, à l'arrière des zones de combat a fait partie de ces moyens et celui d'Allerey fut un des plus vastes. Allerey, ainsi que Beaune et Is-sur-Tille, dans la Côte d'Or voisine, "se retrouvèrent à un rendez-vous imprévu avec l'Histoire... en quelque sorte point d'intersection entre l'art de construire et l'art militaire."(42)
Un autre sujet de réflexion s'impose quant à la durée du Centre hospitalier d'Allerey. Décidé et construit en moins de six mois, il fonctionnera durant six mois, avec une prolongation de trois mois sous forme d'annexe de l'Université américaine de Beaune. Encore quelques mois et tout sera évacué, démoli, et aura disparu. Ce fut donc une "aventure" éphémère mais combien dense en vécu quotidien pour les milliers d'Américains passés en ce lieu et pour la population d'Allerey et des environs. En somme, une réalisation assez typique du tempérament américain qui porte les hommes à voir grand, à faire preuve de dynamisme, puis, mission accomplie, à repartir aussi rapidement qu'arrivés et installés.
Caractère éphémère et densité de l'événement voulaient alors qu'on en recherche le maximum de traces pour tenter de le faire revivre et le porter à la connaissance des générations nouvelles. Je pense y avoir contribué autant que possible au cours des deux ou trois dernières décennies. Toutefois je regrette de n'avoir pas recueilli plus tôt les témoignages des contemporains ou de n'avoir pu me rendre à Washington où j'avais l'opportunité de consulter librement toutes les archives du camp.
Au total, un travail qui aura permis des contacts utiles et riches d'enseignement, pour mieux comprendre les relations franco-américaines établies il y a plus de quatre-vingts ans, relations qu'il convient, en cette fin 1998, d'évoquer dans le cadre des commémorations de l'armistice de novembre 1918.
Antonin GUILLOT
Décembre 1998