East Sandling Camp, Angleterre
Le 4 sept 1915
Mes chers parents,
Avant de partir, je vais vous écrire
encore un mot.
Les nouvelles sont un peu rares par ici.
Inutile de vous parler de la guerre, vous en
connaissez autant que moi. Nous recevons des
nouvelles du front tous les jours: vous lisez
le résumé sur les journaux.
Quant à la vie de soldat, je ne puis dire grand chose avant d'aller au feu. Mais ici la vie est agréable. Les deux mois que nous avons passé ici n'ont pas paru longs. Les Canadiens de la deuxième division sont tous ici, ainsi qu'un bataillon de la première et une grande partie de la troisième.
Le 2 septembre nous avons subi l'inspection finale par le roi George V lui- même et Lord Kitchener. La reine Marie était ici, ainsi que plusieurs grands personnages, entre autres le Prince de Galles. C'était un beau jour. Le Roi et Lord Kitchener ont dit que c'était la plus belle division qu'ils n'avaient jamais vue. Honneur aux Canadiens! Nous devons partir très prochainement pour le front. Tous les soldats sont contents. Puissions-nous toujours être aussi braves!
Je crois que les petites Anglaises vont s'ennuyer, car elles aiment beaucoup les Canadiens. Il ne serait pas difficile de se trouver une femme ici.
Comment êtes-vous tous? est-ce que c'est ennuyant à Balmoral? Parle-t-on de la guerre et y a-t-il bien des jeunes gens d'enrôlés? Jamais auront-ils une meilleure occasion de montrer au public avec quelle sorte "d'étoffe" ils sont faits. En Angleterre et en France on ne regarde pas du tout les jeunes gens qui sont trop lâches pour la cause de leur Empire. J'ai reçu une lettre de Soeur St. Victor contenant des médailles envoyées par la mère Supérieure pour Etienne et pour moi.
En terminant, je vous embrasse tous tendrement, et vous souhaite bien du bonheur. Ne priez pas pour notre retour, mais priez pour que nous battions les Allemands. Priez aussi pour le Roi, l'Empire et la paix du monde entier. Etienne vous présente ses bons souhaits.
Au plaisir de vous voir après la guerre.
Votre enfant affectueux.
Athanase.
East Sandling Camp, Angleterre
le 15 septembre, 1915
Ma chère soeur,
Comme j'étais heureux de recevoir ta dernière lettre! Elle était si longue! si intéressante! si encourageante surtout! j'arrivais d'une longue marche et j'étais bien fatigué. L'officier d'ordonnance me donna ma malle, j'avais cinq lettres. Je reconnu ton écriture immédiatement sur l'une d'elles et ce fut la première que j'ouvris. En un instant j'avais brisé le cachet et je dévorais son contenu. Ceci me valu plus qu'un bon souper ou un bon repos. L'âme plus souvent que le corps a besoin de repos.
J'ai lu ta lettre à Etienne, il
m'écoutait avec avidité, et quand j'eus fini,
il était tout en larmes. Des larmes de joie,
tu comprends, de joie anticipée. Nous n'avons
pas peur, nous ne nous ennuyons pas, mais
nous avons tant hâte de vous voir tous.
C'est une excellente idée que tu as eu
de nous envoyer des photographies! Rien de
mieux pour rapprocher les coeurs séparés par
la distance et adoucir notre exil. Maintenant
Anna, si tu voulais bien m'envoyer un
portrait de mon cheval, tu comblerais ma
joie.
Nous sommes très bien ici, bien nourris et bien couchés. Nous sommes 32 hommes dans ma "hut"; celle d'Etienne est voisine.
Nous allons à la ville aussi souvent que nous voulons. J'ai visité Londres, Dover, Deal, Asford, etc., ainsi que l'Écosse.
Tu me demandes si nous avons de bons lits. Je vais te les décrire et tu verras qu'ils sont assez confortables. La couchette est faite de planches lâches, bien rabotées et placées sur de petits bancs à peu près dix pouces de terre. Nous étendons un drap en caoutchouc, une paillasse bien remplie, une couverture en laine, un oreiller de paille et une autre couverture en laine. Lorsqu'il fait froid, nous avons un "great coat" en khaki qui sert pour tant de choses que nous ne nous en séparons jamais. Lorsque nous couchons dehors pendant une "route march", voici notre lit: le drap en caoutchouc étendu, notre tunique sous la tête. Nous avons un bonnet et un "sweater coat" en laine, chacun se roule dans sa couverture, et avec le fameux "great coat" pour couvrelit, nous dormons très bien.
Ma chère soeur, écris nous souvent, et toujours de longues lettres comme la dernière. Elles nous font tant de bien. Parle-nous de la famille, comment ils sont tous. Grand-père vit-il encore? Il y a déjà si longtemps que nous ne l'avons vu. Les pommiers à Maman ont-il rapporté cette année? Et son vieux rosier près de la barrière, a- t'il fleuri? Elle aime tant les fleurs, cette chère Maman. Dis-lui que nous savons par coeur toute la prière des agonisants qu'elle nous a envoyée. Nous la récitons très souvent, Etienne et moi.
Tu nous parle de l'église. Nous allons à confesse souvent; il y a deux ou trois prêtres dans la brigade et nous sommes obligés, sous peine de punition sévère, d'aller à la messe à tous les dimanches. Tous les R.C. prennent leur rang à 9.45hrs, la fanfare du bataillon se met en tête, et nous nous dirigeons vers l'endroit où se dit la messe, sur le terrain du 22e bataillon, de Québec et de Montréal, tout français.
Tu aimerais venir en Angleterre, dis-tu. Les gages ne sont pas très bons, et l'ouvrage dans les bureaux est rare, je crois, car toutes les jeunes filles par ici sont bien instruites. Tu trouverais peut-être de l'emploi dans un hôpital militaire canadien. Il y en a beaucoup, mais il te faudrait t'engager au Canada. Il y a un très grand nombre de Canadiennes dans ces hôpitaux.
J'ai attendu à la fin de ma lettre pour te dire que nous partons aujourd'hui pour le feu. Que cela ne m'attriste pas, ma chère soeur, nous ne faisons que notre devoir envers l'Empire. Si nous tombons sur le champ de bataille, ce sera en vrais soldats. Puissent la foi et la liberté triompher d'un peuple barbare et irréligieux!!!! Voilà notre unique ambition.
J'écrirai encore aussitôt que possible et je t'enverrai quelques souvenirs.
Etienne se joint à moi pour te saluer et t'embrasser.
Ton frère dévoué pour son Dieu et son pays.
Athanase
Le 26e bataillon traversa de Folkestone à Boulogne la nuit du 15 septembre. Le lendemain il fut transporté en train les quelques 50 kilomètres jusqu'à Wizernes, dans la région de Saint-Omer, marchant ensuite toute la nuit pour arriver le lendemain à Hazebrouck, une zone de cantonnement à 25 kilomètres du front. Pendant la marche les hommes durent endurer la chaleur de fin d'été, le poids de toute leur équipement, et leurs nouvelles bottes britanniques. Le 28 septembre, le 26e bataillon fit sa première entrée dans les tranchées. Commença alors la routine de 6 jours en ligne, et de 6 jours à l'arrière, en alternance avec le 22e bataillon Canadien-Français.
Dans les tranchées, France,
le 11 oct. 1915
Mes chers et bons parents,
Comme toujours, votre dernière lettre m'a fait un plaisir immense. Nous sommes toujours si contents, Etienne et moi, de recevoir de vos nouvelles, seulement je trouve vos lettres trop courtes. Cependant, il faut être raisonnable, vous avez tant à faire. Je suis heureux d'apprendre que vous êtes tous biens; nous sommes bien portant, nous aussi.
La petite fille à Clémentine, Hectarine, est morte, me dites-vous. Je le regrette bien, quoique je ne l'aie jamais vu, cette chère petite. Je m'ennuie plus des enfants de Clémentine et de ceux de Lazare que de tout autre. Je prie pour les revoir, pour revoir ma mère, mon père, et la belle église de Balmoral.
Ce matin j'ai reçu une lettre du bon Père Melançon. Quelle joie! Il écrit si bien ce bon curé! Il est si aimable! si encourageant!
Quoique je sois dans les tranchées pour la deuxième fois et que ce matin encore, on nous apportait la nouvelle qu'un sergent était tué et un officier blessé dans une autre compagnie du bataillon, je ne suis pas découragé. Déjà plusieurs des nôtres reposent sous la terre lavée de leur sang généreux, et d'autres moins heureux, peut-être, sont dans les hôpitaux. Mais, tout cela ne nous rend pas "down-hearted": le Français a trop de coeur pour se laisser abattre. Au contraire, nous sommes plus encouragés que jamais. C'est si beau de mourir pour sa patrie et d'être porté en terre vêtu de khaki, avec le "Union Jack" pour linceul.
Il est huit heures, lundi matin. Presque tous les soldats dorment, car comme d'habitude, nous avons veillé toute la nuit. Les tranchées des Allemands sont à deux cents verges de nous. Je crois qu'ils dorment tous, car ils sont bien tranquilles. A un endroit un peu éloigné, au nord, on entend un bruit sourd, comme une tempête de tonnerre: c'est un "duel d'artillerie". Autour de nous, de temps à autre, un coup de canon retentit; une aéroplane traverse les lignes de feu. Elle est très haute, parfois même au-dessus des nuages. Tiens, voilà que les Allemands l'attaquent, mais elle ne parait pas les craindre, et, comme d'habitude, elle échappera bien. A part cela et une détonation de carabine, ainsi qu'une balle qui siffle au-dessus de ma tête, tout semble plus mort que vivant. Regardant autour de moi, je ne vois plus qu'abandon, ruine, désolation. Je suis à la première ligne de feu. Entre les deux lignes, je vois les ruines d'un édifice en briques et une tombe où dort un héros. C'est une petite butte entourée, de quatre piquets et d'une broche barbelée, ayant à la tête une planche avec une inscription. Voilà tout le monument de ce brave. Plus loin, et aussi loin que l'oeuil peut s'étendre, ce n'est que maisons, églises et autres édifices en ruine. Tout, champ de grain, de patates, de navets, est abandonné, et présente un aspect capable d'arracher un soupir au coeur le plus endurci.
J'apprends avec douleur qu'un de mes amis de Montréal s'est noyé en se baignant. Cela me fait penser plus sérieusement à mes amis de là-bas. Tous, bien qu'ils ne sont pas soldats, sont exposés à une mort certaine. On la rencontre dans les collisions sur chemin de fer, dans les accidents de chantier, sur les "drives", dans les moulins, en un mot, partout. Oui, c'est encore nous les mieux partagés. (sic)
Certes, il faut l'avouer, il y à la guerre, un danger imminent. Nous le savons, et nous n'avons qu'à nous tenir sur nos gardes contre les balles, les boulets, la charge à la bayonnette, le gaz, le "bully-beef", les "hard tacks", etc. Cela prend tout notre temps, mais on s'y habitue vite et on devient indifférent.
J'apprends que .... ....... regrette de s'être enrôlé. Pourquoi craint-il? Les Allemands ne sont pas aussi malins qu'on le pense à Balmoral. Que l'on se tienne la tête basse et il n'y a pas de danger. Pour ma part, j'aime bien la vie de soldat. Lorsque nous sortons des tranchées, nous buvons du vin Français et mangeons du chocolat de Suisse. Il fait beau par ici, les tranchées sont bien sèches. Les nuits sont froides, mais nous avons de bons habillements.
Bien, je vous quitte à regret. Ecrivez souvent et longuement. Envoyez-nous des "snap-shots". Priez pour que je ne revienne pas avant d'avoir fait ma part. Etienne vous embrasse. Des baisers à tous.
Athanase
Belgique, le 29 oct. 1915.
Mes chers parents,
Hier, nous avons reçu une lettre de vous, datée du 10 du courant. Comme toujours, nous sommes heureux d'apprendre que vous êtes bien. Mais j'ai appris que papa avait été malade cet été. Vous ne me l'aviez pas dit. J'espère cependant que ce n'est rien de sérieux, et qu'il est mieux maintenant. Quant à nous,nous sommes très bien. Nous n'avons pas été malades une heure depuis notre départ. Nous ne trouvons pas la vie trop dure. Nous avons assez de quoi à manger, de bons habits, un pardessus en peau de mouton avec la laine, un autre imperméable, et enfin, tout ce qui est nécessaire pour le confort. Ce qui nous fait souffrir le plus est la rareté de l'eau. Elle est souvent mauvaise, aussi.
Le garçon de Pierre Roy, de Dalhousie, est encore ici. Il y est depuis le commencement de la guerre, et n'est pas encore blessé. Ned Sergeant, de Campbellton, est dans un hôpital en Angleterre, depuis quatre mois. Il y a deux semaines, dans une bataille qui avait été très chaude, et où nous avons repoussé les Allemands, nous avons perdu quelques-uns des nôtres. Parmi les blessés, nous avons compté notre sergent de peloton, notre caporal de section, et un privé de notre section. Un homme de Campbellton a été tué à mon côté par une obus. Des éclats m'ont frappé mais m'ont fait aucun mal.
Il est étonnant de voir comme les soldats Canadiens se battent avec bravoure et courage. Ils ne semblent pas tenir à leur vie: le devoir avant tout. Ils paraissent toujours heureux. Aussitôt la tempête passée, ils rient, sifflent et chantent comme s'ils revenaient d'un pique-nique.
Nous avons vu des soldats Hindous. Je vous assure que ce sont des hommes. Ils sont grands et gros.
Narcisse Poirier est dans un autre bataillon de la brigade. Je l'ai vu l'autre jour. Il est bien et parait heureux.
Etienne couche et mange avec moi, et se bat à mes côtés. Il parle souvent de vous et a hâte de retourner au pays natal. Il est gros et gras et est toujours comique. Tous les officiers et les soldats l'aiment beaucoup.
Avec plaisir de vous revoir bientôt. Nos affections aux familles en deuil.
Ecrivez souvent, si possible. Votre fils affectueux,
Athanase
Belgique, le 9 nov., 1915
Ma bien chère soeur,
Quelques lignes seulement. Ta santé est
toujours bonne. J'en suis heureux. Pour ma
part. Je suis bien, mais je ne puis en dire
autant d'Etienne, car, hier, il a été blessé
à la main droite. Il est dans un hôpital dans
les environs. Il sera probablement envoyé en
Angleterre. Voici la manière dont il a été
blessé. Hier était notre dernier jour dans
les tranchées; nous sommes sortis dans la
soirée pour un repos de six jours.
Dernièrement il a plu beaucoup, la pluie
tombant continuellement, jour et nuit. La vie
est devenue très dure: nous sommes dans l'eau
et la boue jusqu'à la ceinture. Les parapets
et les "dug-outs" sont beaucoup endommagés,
et, nécessairement, nous sommes encombrés
d'ouvrage. Bien, à 10 a. m., quelques hommes
transportaient des matériaux à un endroit
appelé par les soldats, K.3. Etienne, un
caporal en charge, et cinq autres soldats
poussaient un petit char sur une "track" en
bois. Ils vinrent à passer à un endroit où
les Allemands pouvaient les voir. La brume
épaisse accoutumée était disparue, l'ennemi
les vit et commença à les bombarder. Une
bombe explosive fut lancée très juste. Quand
ils s'aperçurent qu'ils allaient l'avoir, ils
s'élancèrent pour échapper à une mort
certaine. La bombe frappa le char et le
détruisit complètement, les pièces étant
lancées de tous côtés et très haut dans
l'air. Un éclat blessa le caporal à la tête
et mon frère à la main. Cependant cette
blessure n'est pas sérieuse, il ne perdra pas
la main.
Etienne était aimé par tous les officiers et les soldats. Il nous amusait bien. Il est si jovial et moqueur. C'est on bon et brave soldat.
Nous avons reçu tes paquets. Grand merci!
Je reprendrai ma lettre ces jours-ci. A bientôt donc!
Athanase
Ma chère soeur,
J'ajoute quelques mots à ma lettre. Je la donnerai à l'officier d'ordonnance ce soir. Nous sommes dans les "billets" depuis deux jours. Nous nous reposons bien. Demain nous irons prendre un bain à une petite ville à un mille et demi d'ici. Nous serons payés, aussi. Nous recevons 25 francs par mois, le reste de notre salaire va à la banque.
Je n'ai pas revu Etienne depuis qu'il est blessé. Je crois qu'il se reposera pour quelque temps. Il continue à pleuvoir un peu, mais nous sommes heureux et satisfaits.
Nous venons d'avoir un renfort de 80 hommes, afin de remplacer les morts et les blessés.
C'est un peu ennuyant et j'ai hâte de revoir le beau pays que j'ai quitté.
Je serais content si tu m'envoyais deux douzaines d'enveloppes blanches. Nous ne pouvons nous en procurer ici.
Espérant de te relire bientôt, et te faisant mille bons souhaits. Je suis, comme toujours.
Ton frère aimant,
Athanase
Dans les tranchées, Belgique
le 9 déc., 1915
Mes chers parents,
Comme j'étais heureux, ce soir, lorsque
l'officier d'ordonnance m'a donné une lettre
de vous. Il y avait déjà longtemps, il me
semble, que je n'avais reçu de lettre du cher
Canada. Maintenant je ne puis parler que de
moi, car Etienne n'est plus avec moi, vous
savez. Il est à l'hôpital Duchess Connaught,
en Angleterre, et peut-être retournera-t-il
au Canada. On m'a dit qu'il avait perdu deux
doigts, mais je ne le crois pas. Il a écrit à
notre sergent que son état s'améliorait.
Jusqu'à ce qu'il fut blessé, il mangeait et
couchait avec moi, et se battait à mes côtés.
C'était certainement un brave et était aimé
de tous. Il est si jovial et si comique.
Quant à moi, ma santé est toujours excellente bien que je sois dans les tranchées depuis au delà de trois mois, aux prises avec l'ennemi. Ils ont souvent pointé leur mitrailleuses sur moi, plusieurs "Jack Johnsons" ont fait explosion près de moi, mais, grâce au Maître Suprême, j'ai toujours échappé sans la moindre égratignure.
Notre lieutenant s'est aperçu que je connaissait quelque chose en fait de cuisine et je suis devenu cuisinier pour le peloton. J'aime cela malgré que les Allemands me taquinent parfois. Hier, ils ont répandu mon thé et ont renversé mon steak, mais il fait chaud pour eux quand je me venge. J'ai été face à face avec quelques uns d'eux, et, bien qu'ils passent pour de bons soldats,moi, pauvre petit recruté canadien, qui, il y a quelques mois, ne connaissait autre chose que la forêt et la ferme, je suis sorti vainqueur plus d'une fois. Le premier que j'ai rencontré ressemblait à un lion, ses yeux étaient en feu et sa figure rouge de colère. Il s'élançait sur moi, murmurant, en son langage, quelque chose que j'ai pris pour des jurons. Vraiment, j'ai cru que j'avais soupé pour la dernière fois. Mais, rassemblant toutes mes forces et mon courage, je saisis mon fusil plus solidement, et pensant à mon roi et au pays que je suis venu défendre, je recommandai mon âme à Dieu, et, d'une main ferme et sure, j'enfonçai ma baïonnette dans le coeur de cet ennemi barbare. Je sentis l'acier traverser la chair qui dissimulait ce méchant coeur. C'était horrible. Avec un cri de douleur et de rage il roula lourdement sur le sol rougi de sang, et sans perdre un instant, je me tourne sur un autre, puis sur un troisième, quand un coup de sifflet annonça la fin momentaire du combat. En voilà encore quelques uns qui ne mangeront plus de "bully-beef" et de "hard tacks".
Ne soyez pas inquiet de moi, mes chers parents, je me tire bien d'affaire, et je supporte bien les misères de notre tâche. Il y en a qui ne peuvent en endurer autant que moi, et quelques uns trouvent le maniement de la baïonnette presque au delà de leurs forces, mais tous font honneur à leur roi et à leur pays.
Nous avons l'hiver ici maintenant, mais la température n'est pas rigoureuse. Il y a une mince couche de neige sur la terre, et aussi loin que la vue peut s'étendre, les sommets des collines sont blancs, les plantes et les arbres, nus. Partout on ne rencontre que des soldats Français, Anglais, Belges, et transports militaires de toutes descriptions.
Noël et le jour de l'An approchent, et je me demande, si pendant que les amis laissés en arrière se réjouissent au pays de rêves et de bonheur, quelques uns d'eux penseront aux "garçons" des tranchées. Si tout à coup nous arrivions au milieu d'eux, ils seraient sans doute, heureux de nous voir. Mais étant si éloignés, je crains que nous soyons complètement oubliés. Rappelez- vous, cependant, que nous luttons et souffrons pour chaque sujet du vaste Empire, par conséquent, ceux qui n'ont pas assez de volonté propre pour nous suivre, ne devraient pas dédaigner le "soldat en khaki".
L'Angleterre demande des hommes, et notre paroisse est remplie de jeunes gens forts qui pourraient venir, mais il leur manque l'énergie, et, le dirai-je?... le bon sens. Ils ne comprennent pas leur devoir, et osent dire que ce ne sont que les "rebuts" qui viennent se battre et souffrir pour la Mère Patrie. Ces paroles sont outrageantes sont impardonnables, et ceux qui les prononcent ne sont pas seulement lâches mais dangereux. La vie nous est aussi chère qu'à eux, et le monde ne nous a jamais rejetés. Mais nous avons senti que notre roi avait besoin de nous, et nous avons généreusement sacrifié notre vie d'aisance pour en épargner des milliers d'autres. Si les pères et les mères de certaines familles voyaient le tiers seulement de ce que nous avons vu, ils ne parleraient pas ainsi et n'hésiteraient pas à envoyer leurs fils nous aider dans la défense de l'Empire, le rétablissement de la paix du monde entier et le repoussement des Allemands du sol français, pays qui a vu naître nos nobles aïeux.
L'espoir renaît parmi nous. Les soldats sont toujours joyeux. Même pendant que les Allemands nous bombardent, nous rions, chantons et continuons notre besogne routinière.
Nous sommes heureux et bien traités, nous avons deux coups de rhum chaque jour dans les tranchées.
Avec l'espoir de vous revoir tous après cette terrible lutte, et espérant de longues lettres bientôt.
Je suis comme toujours,
Votre fils affectueux,
Athanase
D'après une dépêche officielle, le soldat privé, Etienne Poirier, du 26e bataillon, blessé à la main gauche dans les tranchées, en Belgique, fut congédié de l'Hôpital Duchess Connaught, Angleterre, le 11 janvier. Il est actuellement à Shorncliff, Angleterre, avec un régiment en réserve et rejoindra sous peu son bataillon.
A mes frères, soldats
Pourquoi, Etienne, étais-tu triste le matin où nous nous séparions? Pourtant, la séparation ne devait pas durer, dans quelques mois nous devions nous réunir sous le vieux toit paternel. Toi, qui étais d'ordinaire si gai, si jovial, même à ces moments les plus amers de la vie, pourquoi, ce matin-là, étais tu sombre et rêveur? Ma mission d'éducatrice m'appelait à l'étranger, mais toi, tu restais au sein de la famille, tu devais occuper deux places au foyer: tu devais remplir le vide causé par mon absence. A toi était réservé le rôle de dissiper le moindre nuage qui fût assombrir le ciel de nos vieux parents. Donc, pourquoi ces nuages qui voilaient ton regard et pourquoi ce mutisme si extraordinaire? Ah! le pressentiment de l'avenir troublait le fond de ton âme. Le cruel destin te choissisait déjà comme sa victime, et, avec ton ange, disputait ton sort. Tu entendais leurs voix confuses dans le lointain, et, ne pouvant rien y comprendre encore, tu devenais triste et rêveur. Peut-être, aussi, entendais-tu le clairon retentir des confins de la France et nos frères s'écrier d'une voix unanime: "Accourez, vous tous qui êtes de loyaux patriotes, venez nous aider à défendre notre liberté, notre honneur, nos droits, notre foi surtout. Comment pouvez- vous vous cramponner ainsi à la vie pendant que nous luttons, contre un peuple barbare et irréligieux, pour ce que nous avons de plus cher?"
Ton imagination, ce matin du 17 décembre, 1914, se plongeait dans le vague. Tu étais inspiré, tu étais soldat sans le savoir. Ah! je comprends maintenant pourquoi mon âme tressaillit quand tu me serrais la main...c'était peut-être notre dernier entretien, entretien qui disait beaucoup par son silence.
Depuis ce matin mémorable, tu as connu des jours bien plus douleureux, bien plus pénibles. Déjà tu as commencé à verser ton sang généreux, mais toujours tu as gardé ton intrépidité, me dit-on. Courage, brave frère, et ta vaillance aura raison de tes blessures. Puissent-elles ne laisser qu'un glorieux souvenir!!
Et toi, Athanase, mon grand ami, le compagnon de mon enfance, le confident de mes joies et de mes peines, pourquoi cette effusion de larmes, pendant, qu'à demi-voix, j'épanchais mon âme dans la tienne? N'est-ce pas toi qui me demandais de te parler ainsi? "Parle-moi comme autrefois," me disais-tu, "tes paroles me font du bien". Pourquoi donc, cette émotion inaccoutumée? Ah! toi aussi tu prévoyais le malheur prochain: la séparation qui devait durer longtemps, toujours peut- être. Etienne était parti, l'appel aux armes se faisait avec plus d'insistance, et toi, dans le plus intime de ton âme, tu nourrissais silencieusement l'idée de t'enrôler parmi les braves. Tu n'osais faire connaître ton désir, crainte de rencontrer de l'opposition, mais tu me le soufflas à l'oreille, et je t'encourageai. Je savais tout ce qu'un tel pas amenerait de larmes et de sacrifices d'un côté, de souffrances, de privations, et de misères de toutes sortes, de l'autre. Nonobstant, j'admirai ta générosité, sachant, dans mon âme chrétienne, que le ciel ne s'achète qu'au prix du sacrifice.
Après cet entretien affectueux, sanctifié par les sentiments nobles et sacrés qui nous inspiraient tous deux, nous nous séparâmes. Tu es resté fidèle à la voix intérieure, et, quelques mois après, tu mettais ton rêve à exécution. Toi qui lisais avec animation les exploits de Napoléon, tu as connu la grandeur et la dignité de la vie militaire, aussi bien que ses misères et ses dangers; toi qui écoutais avec enthousiasme le récit du jeune soldat dans "Le Départ", tu as fait les mêmes adieux déchirants à ce que le coeur humain a de plus cher et de plus légitime.
Après avoir combattu et souffert, un autre sacrifice s'est présenté: celui de te séparer de ton frère et compagnon, qui, moins heureux que toi, était blessé gravement. Dieu seul sait ce que cette séparation a dû te couter, toi qui, pour suivre ton frère jusqu'au combat, avais hâté de six mois ton départ pour le feu. Mais le bon Dieu te savais capable de supporter ce nouveau sacrifice: autrement, Il ne te l'aurait pas envoyé. Vois comme tu Lui es agréable!
En avant, braves frères, la victoire est à ceux qui luttent vaillamment. Etouffez en vous tout sentiment personnel; acceptez aveuglement et avec joie la gloire d'être employés pour défendre l'Empire et venger l'innocence massacrée, brutalisée. Qu'il vous suffise de dire: "l'Angleterre a choisi mon bras, j'avance contre qui que ce soit." Si vous tombez sur le champ de bataille, que ce soit en vrais soldats. C'est un bien digne sort de mourir pour la patrie: Corneille le chante dans ses vers. Mais n'oubliez pas que pour être brave soldat, il faut être vrai chrétien et se retremper souvent dans la prière. La prière ennoblit l'âme, elle la détache du vulgaire et l'élève vers le ciel. L'âme du soldat surtout doit être grande, noble, généreuse.
Anna
Upper Balmoral,
N.B., le 5 mars, 1916.
Acadiens tués au Front - Le soldat Athanase Poirier, de Balmoral, Co. Gloucester, s'est fait tuer dans les tranchées. Le soldat Poirier a envoyé plusieurs lettres qui ont été publiées dans L'Évangéline et d'après ses propres récits, il a fait chèrement payer aux Boches, la balle qui l'a finalement terrassé.
A la mémoire d'Athanase Poirier.
Tombé sur le champ de bataille, le 27 mars,
1916.
Déjà un an s'est écoulé depuis que le brave Athanase a vu sa dernière bataille. Sa mort a été brièvement annoncée sur quelques journaux, son âme recommandée aux prières des personnes pieuses, quelques larmes ont mouillé la paupière de ceux qui l'ont aimé et voilà qu'il est englouti dans le gouffre du passé. Aujourd'hui, plus que jamais, on s'habitue à la mort, à la mort du simple soldat surtout. C'est qu'il passe sans bruit, qu'il fait son devoir dans l'ombre. Jamais les pages de l'histoire nous parleront de ses exploits, parce que son rang le tient en arrière, parce qu'il ne commande pas mais obéit. On érige un monument à la mémoire d'un grand général, d'un commandant à qui les soldats ont créé une réputation immortelle, mais le simple soldat meurt où il tombe et ses oeuvres sont enterrées avec lui.
Ainsi, lorsque je crois la mémoire d'Athanase à demi-couverte du voile de l'oubli, je viens de ma plume remuer ses cendres et retracer les derniers moments de sa vie sur le champ de bataille.
C'était à St-Eloi, en Belgique, par un beau matin de mars. Jamais le soleil ne s'était levé plus radieux. Une légère brise purifiait en quelque sorte l'atmosphère corrompu par l'odeur des cadavres accumulés sur le sol. Les soldats étaient heureux, oubliant les horreurs de la veille. Même dans les tranchées et ne voyant que la mort autour de soi, on aime à vivre.... vivre pour épargner d'autres vies, pour ramener sous le cher drapeau britannique les territoires envahis par l'ennemi; vivre pour venger les héros tombés et rétablir une paix permanente dans l'univers bouleversé.
Depuis quelques semaines Athanase était cuisinier pour le peloton, plutôt par obéissance que par goût personnel, car il préférait manier le fusil. Il se dégoûta vite de la cuisine, ce n'était pas là le but de son sacrifice. Il obtient donc de son colonel la permission de retourner aux tranchées et partager plus amplement la gloire et le mérite de ses chers camarades. Grande fut sa joie lorsqu'il se vit équipé de nouveau, tout à fait soldat. Il fallait donc une fois encore mettre sa bravoure à l'oeuvre, faire preuve du courage qui l'animait, de l'enthousiasme qui faisait vibrer toutes les fibres de son âme de soldat. Le vrai militaire ne craint ni le feu ni la mitraille, son coeur bat en harmonie avec le grondement des canons, avec le sifflement des balles au-dessus de sa tête.
Athanase était donc dans son élément. Aujourd'hui même on allait faire une attaque, on le murmurait sourdement à travers les rangs. Car c'était bien le 27 mars... qui ne se le rappelle? Nos braves allaient donc, sur le sol même de la malheureuse Belgique, non! de la Glorieuse Martyre - prouver une fois de plus leur loyauté à l'Empire, leur amour filial pour la belle, la noble France! De leur sang pur et généreux ils allaient purifier le sol imprégné du venin de l'ennemi et ramener la vie dans ce vaste cimetière.
Sur la première ligne de feu l'agitation augmentait. On trouvait le combat trop long à s'engager. Il leur tardait, à ces braves nôtres, de compter une nouvelle victoire, de faire un autre pas sur ce terrain qu'ils étaient venus reconquérir. Dans le tumulte, et sans s'en rendre compte, Athanase leva la tête hors des tranchées. C'était déjà fini. Un boulet le frappa à la tempe et lui enleva complètement la partie inférieure de la figure. Il fut tué instantanément, sans une parole, sans un soupir. Sa carabine, qu'il avait déchargé tant de fois, tomba chargée à ses pieds; sa cartouchière, gonflée de cartouches demeura intacte. Sa carrière militaire était déjà terminée et a été sans doute bien remplie.
Lorsque les ténèbres furent descendues sur la terre et l'eurent comme ensevelie, le colonel, avec quelques volontaires, se disposa à enterrer les victimes du feu ennemi. Soulevant lui-même le cadavre d'Athanase, on l'entendit murmurer tristement: "Poirier, tu as fait ton devoir. Ah! faut-il que nos meilleurs hommes tombent." Et une larme tomba de sa paupière. Ces quelques paroles de la bouche de son commandant suffisent pour nous convaincre qu'Athanase n'était pas un lâche. Il aimait à la passion la vie militaire, il ne cessait de le répéter sur toutes ses lettres. Étant d'une nature affectueuse et sensible, il éprouvait souvent de profonds ennuis, mais la pensée du devoir envers la Patrie dominait en lui tout autre sentiment. Voici quelques passages d'une lettre qu'il écrivit à son curé quelques semaines avant sa mort: "Quand entendrai-je la voix des cloches de la magnifique église de Balmoral?... Les reverrai-je tous ceux que j'aime?... Avec une patience de soldat j'attends cet heureux jour, mais il me reste encore beaucoup à faire... Je m'ennuie et je souffre en silence, envisageant quand même le devoir avec un sourire aux lèvres... Ne priez pas pour mon retour, mais priez pour que nous remportions la victoire...."
Athanase, ton sang n'a pas été versé en vain. Tu as souffert et est mort sans avoir été décoré, mais Dieu, qui regarde ni le rang ni les honneurs, a reconnu tes sacrifices et t'en a justement récompensé. Incliné sous le joug de l'obéissance, tu as accompli ton devoir en héros, tu t'es érigé au ciel un monument impérissable. Nous ne pouvons prier sur ton tombeau, mais dans le plus intime de nos coeurs ton souvenir vivra toujours.
Anna
Upper Balmoral, N.B., le 27 mars, 1917.
A 4h15, le 27 mars 1916, l'artillerie sonna et six énormes foyers de mines, le fruit de plusieurs semaines de préparations, sautèrent sous les lignes allemandes. Les anglais partirent à l'attaque. Il importait d'occuper aussitôt que possible les cratères creusées par les explosions des mines car, dans le plat paysage des Flandres, les rebords surélevé de ces cratères devenaient des positions stratégiques importantes. L'adversaire, pour sa part, devait rendre ces positions intenables en les pilonnant avec son artillerie. C'était une logique impitoyable. C'est donc autour des six cratères de Saint-Eloi qu'une lutte acharnée sévit pendant trois semaines. Le corps canadien releva les Anglais pendant la nuit du 3 au 4 avril. Ils luttèrent pour la position pendant deux semaines, dans la confusion la plus totale, et des conditions de terrain qui rendaient le ravitaillement presque impossible. Ce fut un fiasco. Quand les canons se turent, vers le 19 avril, le terrain convoité était de nouveau aux mains des Allemands et des centaines d'hommes étaient morts dans des conditions inimaginables pour nous. Le 26e bataillon ne fut jamais engagé directement dans cette bataille, se trouvant toutefois à proximité de l'action.
Quoique le foyer de bataille se situait à deux milles au nord, ce matin du 27 mars 1916, les tranchées du 26e bataillon furent la cible d'un intense bombardement qui tua 8 hommes et en blessa 18, selon le journal de guerre du bataillon. Un des morts était Athanase Poirier. Il avait 24 ans.
Etienne Poirier regagna éventuellement son bataillon. Il survécu à la guerre, quoiqu'il fut de nouveau blessé en 1918, et même rapporté mort par des soldats arrivant à Balmoral. Il rentra au Canada avec le 26e bataillon au printemps 1919. Quelques mois plus tard, sa nouvelle épouse anglaise vint l'y rejoindre. Pendant la 2e Guerre mondiale, il s'enrôla de nouveau dans l'armée, et servit comme gardien au port de Saint-Jean, N.-B.