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Robert Villate.
Foch à la Marne.

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CHAPITRE V.
L'ENGAGEMENT
(7 septembre).



LES ORDRES DE L'ARMÉE POUR LE 7 SEPTEMBRE.

La situation, le 6 au soir, n'était pas très encourageante sur le front de la 9e armée. L'offensive, dont le général Joffre a marqué l'importance dans un ordre du jour solennel, ne sera-t-elle que le prélude d'un nouveau mouvement de retraite? C'est dans la matinée du 7 que les troupes vont avoir connaissance de la proclamation du général en chef :

Au moment où s'engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière. Tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Toute troupe qui ne peut plus avancer devra coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer sur place, plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée (67).

Or, quand les unités de la 9e armée reçoivent ce message, elles sont engagées depuis vingt-quatre heures dans des combats violents, indécis ou même infructueux. Leur mouvement en avant s'est résolu dans une prise de contact brutale, elles n'ont pas été capables d'exécuter les ordres du commandant de l'armée. Sur le plateau de Brie, le piétinement des régiments bretons du 10e corps ou meusiens de la 42e division ne fait pas présager une victoire. Aucune avant-garde ne se trouve au nord de la coupure des marais; en Champagne, le 11e corps, étiré sur un large front, parait de plus en plus faible.

Le commandant de la 9e armée eût eu d'autant plus sujet d'être soucieux qu'il voit, lui, ce que ses subordonnés ne voient pas : le trou de 30 kilomètres qui se forme entre sa droite et la gauche de la 4e armée. Celle-ci est, en effet, elle aussi, violemment engagée et une partie des forces destinée à assurer la liaison entre les deux armées a été attirée par la bataille dans la région au sud de Vitry. On a bien prévu le renforcement de sa gauche par un corps d'armée, le 21e, que le général en chef a amené des Vosges dans la région de Wassy; mais, par suite de malentendus et de contre-ordres, il ne faut pas escompter son entrée en ligne avant le 8 septembre.

Néanmoins, le général Foch veut maintenir son armée dans l'offensive, et, à cet effet, il ordonne à sa gauche comme à sa droite d'attaquer, d'attaquer méthodiquement, mais d'attaquer.

Pleurs, 7 septembre, 4 heures.

I.---La manoeuvre entreprise par les armées alliées est en bonne vole d'exécution : la 6e armée a débouché ce matin de Meaux, marchant vers l'est; l'armée anglaise, désormais en mesure d'agir en liaison avec la 5e armée, était hier soir vers Coulommiers, orientée dans la direction générale de Rebais, prête à agir dans le flanc droit allemand.

II.---En vue de continuer à appuyer les progrès de la 5e armée, la 9e armée prendra immédiatement les dispositions suivantes :

La 42e division poursuivra son offensive en liaison avec le 10e corps dans les conditions fixées pour la journée du 6 septembre;

Le 9e corps, continuant d'assurer la défense des marais de Saint-Gond, se tiendra prêt à déboucher vers Aulnizeux et vers Vert-la-Gravelle, avec l'aide du 11e corps;

Le 11e corps, maintenant la position de Morains-le-Petit, Ecury, Normée, s'emparera des hauteurs 167, 144, ainsi que de Clamanges; il se portera ensuite à l'attaque dans la direction Pierre-Morains, Colligny, Mont Aimé.

Au nord-ouest de Montépreux, il fera tenir les hauteurs 182 et 174 par les troupes de réserve qui fourniront des détachements sur la Somme, à Lenharrée, Vassimont et Haussimont;

La 9e division de cavalerie, à Sommesous, surveillera les routes de Vitry-le-François à Châlons et assurera la liaison avec la 4e armée, qui occupe le Meix-TierceIin et Humbeauville, avec détachement au camp de Mailly, sur la crête départementale;

La 18e division (général Lefèvre) sera, à 6 heures, en réserve d'armée aux environs d'Œuvy.

III.---Poste de commandement: Pleurs, à partir de 6 heures.

Postes d'armée---Fère-Champenoise, Saint-Loup et au nord de Sézanne, sur la route d'Epernay à hauteur de Lachy.

IV.---Le général commandant la 9e armée compte que toutes les troupes de la 9e armée déploieront la plus grande activité et la plus forte énergie pour étendre et maintenir d'une façon indiscutable les résultats obtenus sur un ennemi fortement éprouvé et aventuré.

Dans Ce but, engager l'infanterie en faible proportion, l'artillerie sans compter, et transformer immédiatement toute occupation en organisation défensive, est la tactique à pratiquer.

Cet ordre nettement offensif, et qui montre des objectifs singulièrement éloignés, fût-il, en dépit des indications favorables (et rigoureusement exactes) du premier paragraphe et des objurgations du dernier, accueilli avec une réelle confiance par les états-majors subordonnés? Il est permis d'en douter, et ce qui nous y incite, c'est que, comme nous le verrons, les échelons subordonnés se bornèrent a le reproduire tel quel; quand ils agissent ainsi, sans chercher à adapter l'ordre aux circonstances, c'est généralement qu'ils n'ont guère confiance en son exécution; ils ne le transmettent que pour décharger leur responsabilité...

Néanmoins, quel que fût l'accueil qui lui était réservé, cet ordre---et c'est ce que voulait le général Foch---ne pouvait manquer d'orienter les esprits.

Si cette orientation ne se marque pas immédiatement dans les faits, c'est que, dès la première heure, les Allemands vont attaquer.

Cette attaque de l'ennemi porte à la fois sur la 9e armée et sur les armées qui sont à sa droite, notamment sur la 4e. Il en résultera que, dans cette journée du 7, notre 9e armée, liée à sa gauche à la 5e armée, qui progresse franchement à travers la Brie, de la coupure du Grand-Morin à celle du Petit-Morin, et à sa droite à une armée qui a grand'peine à se maintenir, se verra obligée à un véritable mouvement de bascule autour du pivot constitué par les hauteurs à l'ouest et au sud des marais de Saint-Gond, hauteurs de Montgivroux, de Mondement et d'Allemant.

« On ne manoeuvre qu'autour d'un point fixe. » Le point fixe, c'est ici cette ligne de hauteurs Lachy---Broyes---Allemant, avancée de la côte tertiaire de Brie. Le maréchal Foch expliquait,---par un de ces gestes expressifs dont il était coutumier, solidement étayé du bras gauche à l'accoudoir de son fauteuil, taudis que de tout son poids il se renversait à droite, --expliquait qu'il n'éprouverait aucune crainte de tomber aussi longtemps que son bras gauche ne lâcherait pas son appui. Si l'ennemi pressait sa droite, il pivoterait, jusqu'à faire face à l'est s'il était nécessaire, et c'est l'ennemi qui, finalement, serait en mauvaise posture.

Ce n'est pas là une conception et une explication a posteriori. Cette conception est nettement indiquée, dès le matin du 7 septembre, dans les ordres adressés au 9e corps, dans ce message téléphonique de 8 h. 10 :

Le général commandant la 9e armée renouvelle l'ordre au 9e corps d'assurer d'une façon indiscutable sa gauche vers Saint-Prix, en y portant les forces nécessaires en vue d'arrêter tout débouché de l'ennemi de ce côté et d'assurer la protection de la 42e division.

Et plus nettement encore, dans cet ordre de 9 h. 30, porte par un officier de liaison :

La mission fondamentale, principale, du 9e corps, reste la même : maintenir d'une manière absolue la liaison avec la 42e division et arrêter à tout prix les débouchés de l'ennemi par Saint-Prix.

Y consacrer les forces nécessaires.

Appeler son attention sur la ligne des hauteurs Lachy---Broyes---Allemant, qui devrait être déjà occupée par la division de réserve.

Tenir avec les troupes nécessaires les passages non menacés; appliquer le maximum sur celui qui est attaqué.

Le général Foch sent, d'ailleurs, que les succès de la 5e armée contribueront largement au maintien du front de la 9e armée. Aussi tient-il sa gauche très minutieusement au courant des progrès de l'armée Franchet d'Esperey. Si la situation de sa droite est encore trop incertaine pour qu'il puisse se démunir en faveur de sa gauche de son unique réserve, la 18e division, groupée vers Œuvry, du moins s'attache-t-il à garder avec cette gauche un contact étroit et incessant et à exercer sur elle une puissante action morale, non par des ordres, qui seraient inutiles puisqu'il lui a dit tout ce qu'il avait à lui dire, ou par d'énervantes demandes de renseignements, mais, au contraire, par l'envoi aussi fréquent que possible de renseignements encourageants.

C'est, à 13 h. 30, ce message au général Dubois

Le 10e corps n'a plus d'ennemis devant lui... Le 10e corps va coopérer à l'attaque de la 42e division pour repousser l'ennemi au nord des marais de Saint-Gond.

Et, à 14 h. 15, cet autre, où, il est vrai, la part de l'optimisme ou de l'illusion est, comme nous le verrons, un peu forte .

Le commandant du 11e corps a été invité à maintenir sa gauche, et il la maintiendra certainement, étant donné qu'il en a les moyens.

A 14 h. 30, part ce bulletin de renseignements pour toutes les unités de l'armée :

I.---Sur le front de l'armée.---Les 11e corps, 9e corps et 42e division sont engagés depuis le 6... sur tout leur front, exécutant le mouvement offensif prescrit.

Les colonnes allemandes (3 corps d'armée environ) ont poursuivi leur marche nord-sud dans la journée du 6... De très violents engagements ont eu lieu dans l'après-midi du 6 à Morains-le-Petit, Ecury-le-Repos, Normée.

D'autres forces ennemies sont violemment aux prises depuis quarante-huit heures dans la région des marais de Saint-Gond avec notre 9e corps et notre 42e division.

Nos troupes ont occupé et conservé les positions qui leur avaient été assignées.

Dans la matinée du 7, les reconnaissances d'avions ont découvert au nord de Lenharrée des lignes de tranchées face au sud, occupées par de l'infanterie. Des batteries d'obusiers étaient à la même heure établies au sud-ouest de Clamanges et au sud-est de Colligny. Une division s'avançait dans la direction sud-ouest entre Clamanges et Pierre-Morains. De gros parcs ont été vus aux environs de Bergères.

... En résumé, la 9e armée paraît avoir en face d'elle deux masses principales de forces, un corps d'armée à Bannay, Baye, Orbais, Montmort, un corps d'armée à Jalons, Pocancy, Cheniers, Noirmont, Vatry, Soudron, un corps d'armée (réserve?) plus à l'est.

... D'après les interrogatoires des prisonniers, la situation des corps allemands serait la suivante de la droite à la gauche : 19e saxon, 12e saxon, 12e corps de réserve saxon...

II.---Situation sur les autres fronts. -- Le mouvement offensif se poursuit dans des conditions favorables.

La 6e armée et l'armée britannique ont débouché au nord et au sud de Meaux, sans rencontrer de résistance.

Les Ire et IIe armées allemandes sont en retraite. La résistance de l'ennemi paraît se concentrer sur deux points : Esternay et Saint-Prix, et n'avoir d'autre but que, de retarder le moment prochain, où la ligne qui nous fait face devra à son tour battre en retraite.

... La gauche de la 4e armée fait tête dans la région de Sompuis...

La situation est donc excellente, et quelques efforts ajoutés à ceux des dernières journées doivent nous assurer un succès complet.

Ces renseignements favorables n'étaient pas inutiles pour rendre courage aux troupes dans cet après-midi du 7. Les. corps de la 9e armée luttent, en effet, depuis le matin avec acharnement, mais ils n'ont pas la sensation que leurs efforts sont couronnés de succès. Le bulletin de renseignements de l'armée viendra heureusement les réconforter et leur montrer que ce n'est pas en vain qu'ils combattent depuis deux jours, en dépit de la fatigue et des pertes.

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LA 42e DIVISION.

L'évacuation de La Villeneuve, au cours de la nuit, ne semble pas avoir été perçue par l'ennemi. L'ordre a été exécuté avec précaution, en retraitant par échelons vers le bois du Bout-de-la-Ville; quelques coups de feu ont seuls, troublé le silence de la nuit. Vers 5 heures, le mouvement est achevé, et le 151e d'infanterie a le IIe bataillon au bois à l'est du Bout-de-la-Ville, le IIIe au bois de la Branle, et son premier bataillon en arrière, à l'ouest de Chapton, en réserve. Le reste de la division est dans la même situation que la veille au soir : le 94e, ayant toujours sa gauche à peu de distance de La Villeneuve et tenant le bois de la Branle, relié par sa droite au 162e qui défend les approches nord de Soizy-aux-Bois.

La Villeneuve n'est pas occupée par l'ennemi qui bombarde le village sans arrêt. Vers 5 h. 45, le général Grossetti donne l'ordre de le reprendre à la 83e brigade. Le même ordre est redonné vers 7 heures; c'est le 151e, qui reçoit la mission de s'emparer de la localité qu'il a évacuée par ordre, sans être pressé par l'ennemi. Le général Grossetti donne à cette attaque l'appui d'un groupe d'artillerie « de façon telle que le régiment n'aura pas de perte pour occuper le village ». Il est vraisemblable qu'à ce moment, le général Grossetti a une vue exacte de la situation, connaît la situation du 10e corps à Charleville et se rend compte que La Villeneuve ne doit pas être très fortement occupée, si elle l'est.


Croquis n° VI --- A l'ouest des marais de Saint-Gond, le 7 septembre au soir.

Le régiment va attaquer avec les IIe et Ier bataillons. L'appui d'artillerie a commencé vers 6 heures, mais les Allemands ripostent avec acharnement, leurs shrapnells viennent battre la route de La Villeneuve à Chapton, causant des pertes sérieuses aux unités qui s'avancent le long de cette route. Le groupe Alvin, du 62e, et le groupe Menettrier,---celui-ci en position vers 8 heures,---accablent de leurs projectiles le village dans lequel pénètrent les IIe et IIIe bataillons du 151e, vers 10 heures. Le IIIe bataillon est resté un moment lié au 94e régiment d'infanterie, puis a profité de l'avance des deux autres bataillons pour progresser à son tour.

Mais, tandis que le 151e réoccupe le village, une très forte attaque allemande se déclenche contre le 162e d'infanterie. Celui-ci mène une action retardatrice très vigoureuse au sud du bois des Grandes-Garennes et dans le bois de Botrait. Il a des pertes très sensibles. L'appui d'artillerie ne lui permet pas d'arrêter l'ennemi. Les batteries du groupe Coffec, établies près de Chapton et près de la ferme des Epées, tirent cependant sans interruption. Le régiment qui tient Soizy, le sud du bois de Botrait et le bois de Saint-Gond, doit se replier jusqu'à hauteur de la route de Montgivroux, abandonnant le village de Soizy.

Il y a là, pour la 42e division, une situation critique : la gauche du général Grossetti a repris sa place à hauteur du 10e corps, mais sa droite s'infléchit de façon continue sous la poussée allemande; va-t-elle perdre la liaison avec la division du Maroc, qui, vers Oyes et la crête du Poirier, est déjà en flèche?...

Voici même que le 94e, attaqué à son tour, se replie, et que le 16e bataillon de chasseurs est obligé, pour éviter d'être cerné, d'évacuer le bois de La Branle et de retraiter sur Chapton.

Toutes les unités sont en ligne, plus ou moins mélangées; les pertes sont élevées dans ces combats de bois. Le général Grossetti, qui a organisé deux groupements d'infanterie, l'un à gauche avec les 151e et 94e aux ordres du général Krien, l'autre à droite avec les bataillons de chasseurs et le 162e aux ordres du général Trouchaud, ne peut que se dépenser personnellement pour arrêter, par sa présence, des mouvements de repli ou pour monter des contre-attaques, et l'on devine qu'il n'y manque pas! Il y a là, durant toute la matinée et le début de l'après-midi, une série de mouvements de flux et de reflux, impossibles à préciser à travers les récits confus et souvent contradictoires de témoins empêchés, tant par la violence du combat que par la nature couverte du terrain, de se rendre un compte exact de leur situation et surtout de celle des voisins.

Heureusement, à la gauche, la situation est meilleure, et le 10e corps va pouvoir apporter à la 42e division une aide très efficace, à la fois par sa progression et par l'envoi de renforts.

En effet, après une brusque attaque allemande qui, aux premières heures de la matinée, a enrayé celle que le 10e corps devait lui-même exécuter, et qui a été arrêtée assez facilement, les deux adversaires se sont immobilisés sous leurs bombardements réciproques. Puis, vers midi ou 14 heures, suivant les unités, des symptômes de repli très nets sont surpris chez l'ennemi. En liaison avec les autres corps de la 5e armée, le 10e corps a entamé aussitôt la poursuite, sa 20e division, marchant sur Boissy-le-Repos, suivie de la 51e division de réserve qui devait se tenir « prête soit à soutenir le mouvement de la 20e division, soit éventuellement à aider, en se portant plus à l'est, le mouvement de la 42e division ».

Nous retrouvons ici cette volonté de liaison active qui fut, durant cette bataille de la Marne, l'une des préoccupations essentielles du général Foch comme du général Franchet d'Esperey et que partageaient leurs subordonnés de tous les échelons.

Effectivement, tandis que la gauche de la 20e division atteint les lisières sud du Bout-du-Val et que la droite s'efforce de déboucher de Charleville, empêchée à la fois par les tirs de l'artillerie allemande et par la situation de la 42e division à sa droite, la 51e division met une partie de son artillerie en batterie vers la ferme des Epées pour agir en avant de la ferme Chapton et déploie un de ses régiments, le 233e, un bataillon sur Chapton, le second bataillon devant attaquer ensuite le bois de La Branle. Sous un feu violent d'artillerie, les avant-gardes de ces bataillons, déployées en tirailleurs, arrivent jusqu'au château, puis le dépassent, arrêtant par leur seule présence des disséminés de la 42e division qui refluent vers le sud.

Une vaste poche s'est créée dans le dispositif de la division. Le 151e tient toujours à La Villeneuve, bien que soumis à un violent bombardement; le 94e, à sa droite, s'est infléchi vers le sud-est et se raccorde au 16e chasseurs et au 162e, qui défendent le parc de Chapton et qui s'efforcent d'empêcher les Allemands de déboucher du bois de La Branle. Les unités du 94e, maintes fois désemparées, sont ralliées par la cavalerie, le colonel Margot est grièvement blessé.

En réalité, plutôt que par une offensive générale et simultanée de toute la division, la volonté du général Grossetti se traduit par une succession presque incessante de mouvements sporadiques. C'est notamment, vers 15 h. 15, le 16e bataillon qui part à la baïonnette et s'élance sur la crête au nord du château de Chapton : pris de flanc par des feux de mitrailleuses, il s'arrête et se terre à la lisière nord du parc du château. C'est le 151e, qui, après avoir perdu de nouveau La Villeneuve, réoccupe ce village à la tombée de la nuit, puis pousse ses avant-postes jusqu'à la crête au nord, vers la Carrière, objectif qui lui avait été fixé par l'ordre du général Grossetti. C'est le 8e bataillon de chasseurs, qui, après avoir aidé à l'action du 151e, est ramené en arrière et reporté par une marche rapide, en même temps qu'un groupe de la 51e division, vers la lisière nord du bois de Mondement, pour arrêter une tentative allemande qui menace de séparer la 42e division et la division du Maroc : après avoir cheminé à travers le bois de Mondement, il débouche entre Montgivroux, tenu par des coloniaux, et Mondement, attaque le bois de Saint-Gond, y pénètre et atteint, non sans un rude effort, la route Oyes---Soizy. Au centre, ce sont le 94e, la gauche du 162e, le 233e, qui, par des contre-attaques répétées, refoulent l'ennemi dans le bois de La Branle, puis au delà de la route Soizy---Charleville, sans pouvoir toutefois réoccuper définitivement le village de Soizy, pris et reperdu plusieurs fois.

La nuit vient. Les troupes bivouaquent sur les positions reconquises. Le général Grossetti reste au milieu de ses troupes, à quelques centaines de mètres au sud de la ferme Chapton. En dépit de ses reculs et même des légères paniques qui ont pu se produire sur tel ou tel point de la ligne, la division peut être fière de cette journée. On verra plus loin quelle a été la puissance de l'attaque allemande sur cette partie du front. Il ne s'agissait de rien moins que de la rupture de notre front à la jonction des deux armées. Si l'on avait lâché pied à Chapton ou à La Villeneuve, cette rupture était réalisée, et c'était un désastre. Il avait fallu, pour l'éviter, toute la vaillance de ces belles unités, toute l'énergie et toute l'activité du commandant de la division. Mieux que quiconque, le commandant de l'armée appréciait à son prix l'importance du service rendu par la 42e division, malheureusement au prix de pertes sévères; de ce jour, il conçut pour elle une réelle admiration et une très haute idée des efforts qu'on pouvait lui demander : on s'en apercevra deux jours plus tard, et, ultérieurement, sur l'Yser.

* * *

LA IIe ARMÉE ALLEMANDE.

Le général von Bülow a donné, le 6 septembre, à 20 heures, son ordre pour le 7. La IIe armée doit reprendre l'attaque dès l'aube, et invite la IIIe armée à agir contre le flanc droit de l'ennemi. Elle disposera du VIIe corps, qui restera en réserve à l'ouest de Fromentières. Elle ne change rien à son dispositif d'attaque (68). Mais la situation va changer peu après, par suite du retrait des IIIe et IXe corps, ordonné par von Klück. Ces deux corps sont ramenés de la région de Sancy et d'Esternay sur le Petit-Morin, en aval de Montmirail. Ils passent momentanément sous les ordres de von Bülow, qui prescrit au Xe corps de réserve de se conformer au mouvement de repli de ces deux corps et de faire front au nord du Petit-Morin (69). Von Bülow ordonne au VIIe corps de fermer la brèche à l'ouest du XIe corps de réserve avec la XIIIe division. Vers 3 heures, il croit bon de prévenir à nouveau von Hausen de la situation :

Eu égard à la présence de l'ennemi à Rozoy, les IIIe, IXe C. A. et Xe C. R. vont se replier derrière la coupure du Petit-Morin. L'aile gauche de la IIe armée continue son offensive. L'aide immédiate de toutes les forces de la IIIe armée est demandée avec instance (70).

Presque à la même heure arrive une communication du commandement suprême à von Hausen. L'offensive française était commencée, la mission de l'armée était de pousser plus avant; dans le cas où les Saxons sentiraient la résistance de l'ennemi faiblir, ils devaient reprendre la marche dans la direction du sud (71).

Le général von Eben, qui commande le Xe corps de réserve, fut surpris de recevoir, vers 2 heures, l'ordre de se replier derrière le Petit-Morin. Ce n'est plus le cri de victoire poussé la veille par les troupes avançant dans la forêt du Gault. Il semble cependant hésiter à donner l'ordre à ses unités, car ce n'est qu'à 6 h. 20 qu'il expédie ses instructions. La 2e division de réserve de la Garde doit se replier à 7 heures sur Boissy et à l'est, allant s'installer au nord du Petit-Morin, entre Boissy et un petit bois qui se trouve à 1 kilomètre au nord-ouest de Le Thoult. Dès l'arrivée sur ces nouvelles positions, les troupes doivent s'enterrer (72). Pendant la nuit, cette division a organisé ses positions à l'est de la forêt du Gault et autour de Charleville. Quand les ordres de repli arrivent, les hommes s'imaginent que c'est la faute du Xe corps actif, qui a été plus ou moins décimé dans des combats glorieux plus à l'est (73); cependant les ordres portent que ce sont des motifs stratégiques qui amènent la retraite (74). Les unités de la 2e division de réserve de la Garde creusent des tranchées, ou plutôt les font creuser. « Les prisonniers contribuent aux travaux de défense en dégageant le champ de tir..., etc. » (74). La division se replie sans encombre, laissant au sud du Petit-Morin le 77e régiment d'infanterie de réserve, groupe du 20e régiment d'artillerie de réserve. Ces unités ont pour mission de couvrir la droite du Xe corps qui est engagé dans un combat offensif sur La Villeneuve. Elles s'établissent au sud de La Pommerose. Agissant surtout par le feu, elles arrêtent la progression de la 20e division au delà de Charleville et ne franchissent le Petit-Morin que dans les dernières heures de la nuit du 7 au 8. D'autres unités, plus à leur droite, n'ont pas leur chance; le IIIe bataillon du 74e régiment de réserve et une compagnie de mitrailleuses sont, en effet, faits prisonniers dans la forêt du Gault. Dans l'après-midi, un nouvel ordre du général von Eben prescrit à la 2e division de réserve de la Garde de maintenir son détachement de couverture de l'aile droite du Xe corps dans la région du Bout-du-Val. Cela lui est d'autant plus facile que la 20e division, qui progresse en liaison avec les unités du 1er corps et de la 19e division et attend leur avance pour agir, reste sur place à Charleville.

Le général von Emmich, commandant du Xe corps actif, est un tempérament combatif. Son ordre, daté du château de Baye, le 6 septembre, à 22 h. 30, en témoigne :

La IIe armée continuera à attaquer le 7 au lever du jour. Le Xe corps de réserve sur le front la Rue-le-Comte, nord de Charleville, la Garde sur le front Vert-la-Gravelle, Pierre-Morains.

A 6 heures, se tiendront prêtes à attaquer : la XIXe division, des positions atteintes le 6 au soir; la XXe division, de la route Saint-Prix---Sézanne (inclus) à Oyes; limite des zones d'action des deux divisions : route Saint-Prix --Sézanne à la 20e division. Les renseignements sur la préparation de l'attaque seront téléphonés à Thoury. J'ordonnerai le passage à l'attaque...

La XXe division laissera un régiment avec sa compagnie de mitrailleuses à la disposition du corps d'armée à Moulin-Thoury.

La conclusion de cet ordre est que le général von Emmich, ayant constaté le peu de résultats obtenus le 6 par la XIXe division et l'impossibilité, pour la XXe division, de traverser les marais, fait appuyer cette division vers l'ouest.

Il l'engage sur le plateau de Brie, la faisant profiter de l'avance réalisée par l'autre division du corps d'armée. Ayant resserré son front d'attaque, il espère obtenir une décision le 7 et atteindre Sézanne. La situation générale de la IIe armée ne provoque aucun changement dans les ordres, et chaque division prend ses dispositions pour être en mesure de bousculer les Français dans la matinée du 7 septembre.

Le commandant de la XIXe division a ses unités trop engagées pour songer à modifier son dispositif. Le colonel von Œrtzen prendra le commandement de la ligne d'attaque, comprenant toutes les unités à l'ouest de la route nationale, soit les 73e, 78e et 91e régiments d'infanterie. Il doit maintenir le contact avec un ennemi qui cède le terrain. L'attaque sera ordonnée par la division. Celle-ci se reconstitue une réserve au moyen du 74e régiment qui, se trouvant à l'est de la route de Sézanne, doit être relevé par la XXe division. Une fois relevé, ce régiment doit venir sur la route de Corfélix, les Culots, sa tête aux Culots, avec une compagnie du génie et un groupe d'artillerie. L'artillerie de la division, en position sur les hauteurs près des Culots, devra pouvoir appuyer l'attaque de la division. Cet ordre, donné dans la nuit, est légèrement modifié dans les premières heures du 7, le 74e laissera trois compagnies attaquer avec le 91e d'infanterie sous les ordres du colonel Grégory, qui aura comme objectifs le bois de la Branle et Soizy-aux-Bois, tandis que le colonel Œrtzen, avec les 73e et 78e, s'emparera des hauteurs au sud de Villeneuve, et maintiendra ensuite sa position pour couvrir l'attaque Grégory. La brigade d'artillerie doit appuyer dans la zone d'action du groupement Grégory. Il s'agit, en un mot, de faire pression le long de la route de Sézanne.

Les différents régiments recherchent, dans la matinée, leurs liaisons. Pendant toute la journée, le 73e et le 78e régiments sont soumis à de violents tirs d'artillerie; ils demeurent inactifs sous ces feux énervants, tout en subissant de lourdes pertes. Vers 7 h. 10, à raison d'une nouvelle instruction de l'armée, les attaques ont été suspendues sur ce front. Seul, le groupement Grégory prononce une action énergique, bouscule les défenseurs du bois de la Branle et s'efforce d'atteindre la ferme et le château de Chapton. Il n'y parvient pas. Cependant, en même temps que lui, la XXe division prononce un sérieux effort à sa gauche.

La XXe division, d'après un ordre daté de Congy le 6 à 23 heures, doit appuyer sur sa droite. La 39e brigade, marchant de nuit pour se rendre par Villevenard et Moulin-Thoury sur Saint-Prix, doit s'installer à la lisière sud du bois de Botrait et sur la croupe du Haut-Chêne jusque vers Oyes, la position étant organisée pour 6 heures. Le reste de la division doit être prêt à suivre le mouvement. Pourtant, une compagnie du 77e est laissée à Joches, avec une compagnie de pionniers, pour surveiller les passages des tourbières, tandis qu'un escadron du 17e régiment de hussaards est porté vers Courjeonnet.

Vers 6 heures, la division reçoit l'ordre d'attaquer; mais, avant qu'elle ait pu parti r, parvient, vers 7 h. 10, une nouvelle instruction de l'armée arrêtant toute progression. Le général von Emmich, qui regrette de devoir prendre une attitude passive, prescrit alors à la 19e division de se maintenir à La Villeneuve et à la 20e division de ne pas dépasser Mondement avec son aile gauche (75). La progression est dure et ce n'est pas seulement par ordre que la division s'arrête. La résistance française est opiniâtre, particulièrement devant Soizy et devant Mondement. Au cours des alternatives d'avance et de recul, Soizy a changé plusieurs fois de maître dans la journée.

Vers 20 heures parvient l'ordre inintelligible de l'armée (« unverstandlichen ») de se replier derrière le Petit-Morin. Ainsi, les combats, sans grands résultats mais opiniâtres, livrés par le corps d'armée pendant la journée, sont vains. Le général von Emmich réclame, par l'intermédiaire de son chef d'état-major; il n'obtient pas gain de cause; il est obligé d' abandonner ses succès et d'ordonner le mouvement vers la rive nord du Petit-Morin (76), la XIXe division se repliant sur Le Thoult---Saint-Prix, la XXe division sur la ligne des hauteurs Villevenard et Courjeonnet.

Il est facile de dire que la poussée allemande sur le plateau, le long de la route de Sézanne, avait « des conséquences imprévisibles » (77). La percée n'était pas réalisée et l'avance était minime; elle ne pouvait compenser la situation critique dans laquelle se trouvait l'aile droite de l'armée von Bülow. La résistance de la 42e division maintenait, contre toute épreuve, la liaison entre la 5e et la 9e armées.

* * *

LE 9e CORPS D'ARMÉE.

La mission du 9e corps pour la journée du 7 était, au moins pour commencer, nettement défensive. Il ne pouvait en être autrement, aussi longtemps qu'on n'aurait pas de débouchés à l'est ou à l'ouest des marais.

L'ordre donné par le général Dubois à Connantre, le 7 septembre, est bien conforme à cette mission :

I.---La manoeuvre des armées alliées est en bonne voie.

Pour continuer à appuyer les progrès de la 5e armée, la 9e armée prendra les dispositions ci-après : la 42e division agira offensivement, le 9e corps assurant la défense des marais, prêt à déboucher vers Aulnizeux dès que le 11e corps pourra l'appuyer, le 11e corps s'emparant des hauteurs 167-144.

II.---En conséquence :

La 52e division de réserve maintiendra énergiquement son front, fortifié et renforcé de plus en plus. Son artillerie (2 groupes) au Mont Août, battant les débouchés des marais au nord de Broussy-le-Grand et de Bannes. Elle aura derrière sa droite, en liaison avec le 11e corps, un régiment disponible. Elle disposera d'un escadron.

La division du Maroc maintiendra le front Mesnil---Broussy---Oyes, tout en aidant la 42e division vers Saint-Prix. Son artillerie divisionnaire ainsi que l'artillerie de corps battront les débouchés des marais par Joches et Villevenard.

La 17e division maintiendra à tout prix, avec une brigade, le front Broussy-le-Grand---Champ-de-Bataille, en s'y organisant à fond. Son artillerie, avec un groupe de l'artillerie de la 52e division, mis à sa disposition, battant les débouchés de Bannes et Aulnay.

Elle s'emparera de Bannes, de manière à pouvoir occuper ultérieurement les hauteurs 154, Bannes. Elle poussera au nord du village des éléments qui se retrancheront.

Une brigade de la 17e division sera à la disposition du général commandant le corps d'armée, entre le Mont Août et la ferme Hozet, avec le 7e hussards et l'escadron de la 52e division de réserve.

III.---Poste de commandement : le même que le 6 septembre au début; sera déplacé ultérieurement.

IV.---Le général en chef fait appel à l'énergie de tous pour maintenir les résultats obtenus sur un ennemi éprouvé et aventuré.

L'infanterie tenant le front... devra être solidement retranchée.

Toute occupation de position doit être transformée en organisation défensive pour garder à tout prix le terrain conquis. L'infanterie sera engagée avec économie et l'artillerie sans compter...

En somme, le général Dubois, négligeant pour le moment la préparation de son débouché à sa droite, organise deux secteurs, de 7 kilomètres chacun environ : à droite, la 17e division, réduite à une brigade; à gauche, la division du Maroc, bien réduite, elle aussi, si nous en jugeons par la situation des cinq jours à cette date du 7 septembre qui compte, au régiment colonial, 798 hommes et 13 officiers; au régiment Levesque, 1.500 hommes et 20 officiers; au régiment Cros, 1.300 hommes et 24 officiers; au régiment Fellert, 1.600 hommes et 40 officiers (encore ces chiffres sont-ils ceux des rationnaires, très supérieurs à ceux des combattants, et ceux qui concernent les officiers comprennent-ils les médecins, officiers d'approvisionnement, etc. ). Derrière ce front, le général Dubois dispose, comme réserve, d'une brigade de la 17e division, dont un régiment, le 135e, est, on se le rappelle, très éprouvé. Plus en arrière, puisqu'on ne croit pas pouvoir utiliser cette division de réserve en première ligne, la 52e division organise a tout hasard une deuxième position.

La division du Maroc a elle-même trois sous-secteurs : à droite, une zone passive, de Mesnil-Broussy à Broussy-le-Petit, occupée par la brigade Blondlat, réduite à 4 bataillons; au centre, chargés de défendre les passages de Reuves et de Oyes, deux bataillons du régiment Fellert et deux bataillons du régiment Cros; à gauche, un secteur offensif, si l'on peut employer une telle formule pour les trois batailIons des régiments Cros et Fellert qui doivent coopérer à l'action de la 42e division.

La nuit a été calme. Mais, dès le matin, l'ennemi attaque le bois de Saint-Gond et Oyes, comme il a fait sur le front de la 42e division et du 10e corps.

Le général Humbert, qui n'a pas de réserves, appelle au secours :

Les Allemands, maîtres de Saint-Prix, attaquent en forces à l'est des bois de Saint-Gond.

Je dispose, de ce côté, des forces suivantes:

Bois de Saint-Gond, groupes d'isolés du bataillon Fralon;

Montgivroux et environs, 3 compagnies de zouaves;

Croupes à l'est de Montgivroux, bataillon Fralon (unités reconstituées).

Le bataillon de Ligny occupe le petit bois nord-est de Montgivroux, à 1 kilomètre.

Positions fortement bombardées ainsi que Mondement.

J'ai appelé un bataillon du lieutenant-colonel Fellert (bataillon à 400 hommes) pour renforcer cette position, sur laquelle je m'efforce de tenir.

Il serait urgent d'envoyer des renforts de ce côté...

La 42e division, à ma gauche, est obligée, elle aussi, de se tenir sur la défensive.

Le commandant du corps d'armée lui répond par l'envoi à la division du Maroc d'un des groupes d'artillerie de la 52e division qui sont à l'ouest du Mont Août, d'un bataillon de la 52e division pris au même endroit, enfin du « moins éprouvé des régiments de sa brigade réservée, le 77e, précédemment destiné à une offensive sur Aulnay ». Il demande au général Foch « à être appuyé par une fraction de la 42e division », et il confirme au général Humbert l'ordre, non seulement de tenir, mais de s'emparer de Saint-Prix.

A quoi, le général Humbert, qui vient de transporter son poste de commandement de Mondement à la cote 227, nord de Broyes, répond, à 8 h. 30 :

Il ne peut être question, pour l'instant, d'attaquer Saint-Prix.

Je défends dans des conditions difficiles la position Montgivroux---Mondement---Oyes (occupé par l'ennemi).

Sur cette position, je dispose de 2 bataillons fortement éprouvés par l'attaque d'hier, de 3 compagnies de zouaves intactes ce matin, de 2 compagnies du régiment Fellert qui arrivent à l'instant et de groupes d'isolés.

Bombardement intensif. Mon artillerie de corps paraît en bonne situation croupe sud-ouest de Reuves et vers Montgivroux. Tant que nous tiendrons Reuves----Mondement, les Allemands ne pourront passer.

Il me paraît nécessaire, pour y réussir, d'être en force sur la croupe nord de Mondement.

J'ai engagé toutes mes réserves. Toutefois, je ne comprends pas la situation de la brigade Blondlat, dont quelques éléments égarés viennent d'arriver ici.

Je demande au général Blondlat, chargé de la défense de Le Mesnil-Broussy, Broussy-le-Petit, de m'envoyer ce qu'il a de disponible; mais j'ignore ses possibilités.

A 9 heures, le général Humbert donne, en effet, cet ordre au général Blondlat :

Le noeud de la situation est sur le front Montgivroux---Mondement---Reuves.

Ordre au général Blondlat de tenir Mesnil-Broussy et Broussy-le-Petit avec le minimum suffisant.

Pousser les disponibilités vers la croupe Mondement---Oyes, pour agir contre les forces allemandes venant de Saint-Prix. Renforcer l'artillerie de corps au sud de Reuves par toutes les unités disponibles de l'artillerie divisionnaire.

M'envoyer une situation des éléments de la brigade, dont j'ignore tout depuis hier 4 heures (78).

(Nous avons tenu à reproduire ce compte rendu et cet ordre; ils rappellent à ceux qui, trop nombreux, auraient tendance à l'oublier, quelles difficultés s'opposent aux liaisons sur le champ de bataille; le général Humbert est un chef dont on ne peut suspecter l'activité; il est dans les meilleurs termes avec son subordonné, le général Blondlat, qu'il tutoie; il attache une telle importance aux liaisons que, dans son premier ordre à la division du Maroc, donné à Bordeaux au lendemain du débarquement, il a prescrit l'envoi régulier de comptes rendus toutes les heures. Le même chef, cependant, ne se fait pas scrupule d'avouer, dans un compte rendu et dans un ordre, qu'il est resté pendant douze heures sans nouvelles d'une de ses brigades! ... )

Le général Blondlat se démunit aussitôt, sans hésiter, de deux bataillons, le bataillon Sautel et le bataillon Lachèze, c'est-à-dire de la moitié des forces dont il dispose. Telle sera son histoire, pendant ces trois jours de bataille : voir son front s'élargir sans cesse au fur et à mesure que ses moyens diminuent, cependant qu'il entend avec inquiétude le bruit du canon à sa droite gagner de plus en plus vers le sud, jusqu'à paraître se produire dans son dos!...

Mais tout le monde, du commandant de l'armée au dernier soldat, sent que le sort de la bataille est lié à la conservation de la crête Mondement-Allemant. Le général Foch envoie son ordre de 9 h. 30 pour le rappeler. Le général Dubois, quoiqu'il commence à éprouver des inquiétudes pour sa droite, a transporté son poste de commandement à Saint-Loup, pour être plus près du point où se joue la partie décisive. Quant au général Humbert, en dépit du violent bombardement qui écrase Reuves et Broussy en flammes, il n'a qu'une idée : attaquer dès que les renforts promis lui parviendront : c'est, à ses yeux, le seul moyen de se dégager de la pression ennemie.

C'est en vue de cette attaque qu'il donne, à 14 h. 45, l'ordre suivant (ordre général n° 52) :

I.---Les succès remportés par les 5e et 6e armées se confirment. Les Allemands sont en pleine retraite, sauf devant la 42e division et devant la division du Maroc, où ils résistent encore, probablement pour éviter l'enveloppement.

II.---La 42e division a déjà repris l'offensive, sa droite ayant comme direction générale Montgivroux---bois de Saint-Gond---bois de Botrait (partie ouest).

La division du Maroc entamera également l'attaque dès que le 77e sera en mesure d'y participer. Dès maintenant, l'artillerie préparera l'opération en canonnant les positions ennemies dans la partie est des bois de Saint-Gond, Oyes, crête du Poirier. Les unités en première ligne actuellement pousseront en avant par fractions, en essayant de gagner du terrain sans se compromettre; si elles constatent que la résistance de l'ennemi persiste, elles se fortifieront avant de faire un nouveau bond.

Le 77e s'acheminera par les bois au sud-ouest du château de Mondement, dans la dépression de Montgivroux. C'est de cet emplacement qu'il partira, pour pousser une offensive méthodique (dans les conditions exposées ci-dessus) sur Saint-Prix, par l'est des bois et le signal du Poirier.

Un bataillon restera en ré-serve de division au sud des bois de Mondement.

Rassemblé entre le Mont Août et la ferme Hozet, le 77e avait reçu, vers 9 heures, l'ordre de se porter derrière la croupe d'Allemant entre Saint-Loup et Allemant. Il y était arrivé vers midi, après une marche ralentie par la grande chaleur et par la fatigue des hommes. Après une pause d'une heure environ, il s'est porté vers Montgivroux à une allure de plus en plus lente, en dépit de l'évidente bonne volonté de tous. C'est seulement vers 17 heures que le régiment occupe, derrière les zouaves, les emplacements qui lui étaient assignés, échelonné de la lisière sud du bois de Saint-Gond à la clairière au nord de la cote 227. Qu'on ne s'étonne pas de cette lenteur; il faudrait avoir oublié la guerre pour s'imaginer que l'infanterie se déplace toujours, comme dans les exercices sur la carte, à la vitesse « normale » de 4 kilomètres à l'heure!... Cette marche, qui parait simple et facile, a laissé à ceux qui l'exécutèrent de pénibles souvenirs, tant elle leur parut fatigante.

Quoi qu'il en soit, il est trop tard, à 17 heures, pour que l'attaque puisse avoir lieu dans la soirée telle qu'elle était prévue. Le général Humbert, qui semble avoir eu des préventions à l'égard des artilleurs, rend son artillerie responsable de l'inexécution de cette attaque.

L'artillerie n'ayant pas réussi à préparer l'attaque avant 18 h. 30, écrit-il dans son compte rendu de fin de journée, l'attaque n'a pu être qu'amorcée; j'ai le sentiment que, sans la lenteur de l'artillerie ou son inexpérience, la position de Poirier---Saint-Prix aurait été enlevée (79).

L'heure tardive d'arrivée du 77e sur la position de Montgivroux suffirait à l'expliquer.

Pourtant, le général Humbert a songé un moment à maintenir ses ordres et à lancer une attaque de nuit. Mais la crainte de compromettre, par un échec une situation qui lui paraît s'être sérieusement consolidée et le désir d'assurer une meilleure liaison entre l'infanterie et l'artillerie le décident à surseoir jusqu'au lendemain à cette opération. L'ordre qu'il donne. à cet effet, à 20 heures (ordre général n° 53), est tout à fait remarquable. On y trouve déjà, sommairement mais cependant nettement exprimées, toutes les indications que comporteront les ordres si complets, et même si volumineux, qui deviendront de règle les années suivantes : maintien du contact avant l'attaque, préparation de l'attaque par l'artillerie, arrêt de la progression en cas de résistance ennemie et reprise de la préparation à la demande de l'infanterie, désignation d'un chef pour le commandement de l'infanterie de l'attaque, artillerie d'accompagnement, progression éventuelle des postes de commandement, etc. Il prouve que, contrairement à une opinion trop répandue, ce n'était pas la conception, mais les moyens, qui nous faisaient défaut en 1914.

Broyes, 7 septembre, 20 heures.

I.---L'insuffisance de la préparation de l'artillerie n'a pas permis de compléter ce soir le succès de la journée.

II.---L'attaque recommencera demain matin, dans les conditions exposées plus loin.

III.---Les troupes stationneront sur leurs emplacements de combat, qu'en cas d'attaque de nuit, il sera indispensable de conserver.

IV.---Les avant-postes de combat seront placés; ils conserveront ou rechercheront le contact, afin que la poursuite de l'ennemi puisse être entamée de suite, s'il cherchait à se dérober.

V.---Dispositions pour l'attaque.---Dès le petit jour (dans les environs de 3 h. 30), l'artillerie, avec toutes ses batteries, exécutera une préparation d'attaque intensive sur Oyes, la crête du Poirier, Saint-Prix, bois de Botrait. L'infanterie commencera aussitôt sa progression; mais elle ne dépassera pas le ruisseau qui coule au sud des positions ci-dessus, avant que l'artillerie ait suspendu son feu. Ce feu durera trente minutes. L'attaque de l'infanterie s'exécutera conformément aux indications déjà données

Unités à la disposition du colonel Fellert : Oyes.

Unités à la disposition du colonel Cros, sur le front Oyes exclu---bois à l'ouest d'Oyes---partie est des bois de Saint-Gond.

Le 77e renforcera cette attaque dans les parties vides de la première ligne. Le colonel Eon (80) prendra le commandement de toutes les troupes chargées de cette attaque. La progression se fera méthodiquement, c'est-à-dire en la suspendant si l'ennemi n'est pas suffisamment ébranlé. Alors se retrancher et attendre une nouvelle préparation de l'artillerie. Bien entendu, celle-ci reprendra le tir d'elle-même, si elle se rend compte que les positions canonnées par elle ne sont pas évacuées. L'artillerie se tiendra prête à pousser au moins un groupe sur la position du Poirier dès que l'infanterie y aura pris pied.

VI.---Le général Blondlat restera chargé de la mission de couverture sur le front qu'il occupait aujourd'hui. S'il était constaté que l'ennemi abandonne la région au nord des marais, il engagerait toutes les troupes dont il dispose pour attaquer Oyes et le saillant est de la crête du Poirier. Un bataillon du 77e et le bataillon Tisseyre resteront en réserve de division au nord de la cote 227.

VII.---Le 7e hussards se portera dans la clairière au nord de la cote 227, prêt à intervenir au premier appel, pour entamer la poursuite ou reprendre le contact.

VIII.---Poste de commandement : cote 227 nord de Broyes.
Si l'attaque réussit : château de Mondement.

Cet ordre ne laisse aucun doute sur les intentions du général Humbert. Celui-ci ne veut pas d'attaque de nuit. Mais il se produit ici un fait curieux, qui n'a cependant rien d'extraordinaire et qui n'est qu'une des manifestations de cette loi de discordance déjà signalée précédemment, entre les pensées des chefs et celles des exécutants, discordance qui ne peut être atténuée que par des contacts très fréquents entre les chefs des divers échelons, ou, à défaut de tels contacts, par une grande activité des officiers de liaison.

Cette attaque de nuit à laquelle le général Humbert a renoncé, elle se produira! Le mouvement imprimé aux esprits dans l'après-midi par l'ordre n° 52 se traduira dans les faits, contre la volonté même du commandement. Aucun compte rendu de la division ou du corps d'armée ne mentionne cet incident. Nous ne croyons, pas, cependant, qu'on puisse douter de sa réalité, tant est précis le récit que nous tenons d'un des acteurs, le commandant Toulet. N'explique-t-il pas, d'ailleurs, un fait anormal : Oyes, occupé par l'ennemi le 7 au soir, sera trouvé évacué le 8 au matin, alors que l'ennemi n'a pas d'intention de retraite dans cette région!...

Vers 16 heures, rapporte le commandant Toulet, le colonel Fellert m'appelle au sud de Reuves et me dit de faire reconnaître les alentours d'Oyes, en prévision d'une attaque que mon bataillon exécutera vers 21 heures. Un sergent français, accompagné de 4 tirailleurs de l'ancien groupe franc du Maroc, part et revient, une heure et demie après, rendre compte que Oyes est occupé, qu'une mitrailleuse est placée à la sortie sud-est, tenant sous son feu la route de Reuves... Le village avait ses issues barricadées. Il évaluait l'effectif de la garnison à au moins deux compagnies; (ce qui a été reconnu exact le lendemain).

Le soir, vers 7 heures, ravitaillement par l'officier d'approvisionnement. On n'allume pas de feux.

A 20 heures, le bataillon part sur Oyes par la route, les sections à vingt pas de distance, les tirailleurs à droite et à gauche. La chaussée est libre. Le colonel, à cheval sur un arabe blanc et seul visible dans la nuit, marche avec la compagnie de tête, moi en tête de la 2e. Le colonel nous prévient que le bataillon Jacquot, échelonné en profondeur sur l'axe Reuves---ferme de Saint-Gond, est prévenu et qu'il n'y aura pas de méprise.

Le capitaine Lamour, avec la section d'avant-garde, saute sur la barricade est d'Oyes, met en fuite le poste et bouscule la mitrailleuse. Je donne l'ordre à la 2e compagnie de joindre la 1re au pas de course. A ce moment, une fusillade intense nous tombe de droite. Des hommes tombent. Tout le monde s'arrête. Le colonel croit que notre mouvement est éventé et que les Allemands vont passer entre nous et le bataillon Jacquot. Il donne l'ordre de la retraite.

Nous réoccupons nos positions de la journée.

Le lendemain matin, un vieillard, seul habitant du village, nous dit, quand nous occupâmes Oyes, que l'ennemi, fort de deux compagnies, avait immédiatement évacué la localité dès le commencement de l'attaque.

Les coups de feu reçus par nous venaient du bataillon Jacquot, dont tous les éléments n'avaient pas été prévenus de notre mouvement (81) ...

* * *

LA MORT DU COMMANDANT JETTE.

A la droite du 9e corps, la situation du 11e corps avait, nous l'avons dit, inspiré des inquiétudes. Un officier de liaison, envoyé au 11e corps, avait « signalé une certaine hésitation de la gauche de ce corps d'armée sur le point de savoir si elle se maintiendrait à Morains-le-Petit et bois au sud ». Le général Dubois en avait rendu compte en faisant remarquer que « tout mouvement de recul de ce côté, découvrirait son flanc droit ». Nous avons dit comment le général Foch l'avait rassuré, en lui affirmant que le 11e corps tiendrait certainement.

Cependant, la journée a été calme sur le front même de la 17e division. Notre artillerie s'est surtout employée à tirer entre Aulnay et Morains au profit du 11e corps; l'ennemi a répondu à ces tirs par une action d'artillerie qui, de 16 à 18 heures, a pris d'enfilade le front de la division. Mais son infanterie n'a manifesté aucune activité. Aussi, la 17e division a-t-elle pu monter, dans le courant de l'après-midi, une opération, qui va, non seulement soulager le 11e corps, mais avoir, comme nous le verrons, des répercussions considérables sur les décisions du commandement allemand et peut-être sur l'issue de la bataille.

La 17e division a un chef d'état-major au coeur chaud, ardent et d'une activité inlassable, le commandant Jette. Les notes inédites du général Eon nous le montrent à Vert-la-Gravelle, le 5 septembre vers minuit, soucieux de procurer aux unités en avant-garde tout ce dont elles pourraient avoir besoin. Il est de ces hommes qui, se donnant eux-mêmes tout entiers, estiment qu'on ne demande jamais trop à leur troupe. Très populaire dans le corps d'armée, il a la confiance entière du commandement. Le 7 septembre à 5 h. 50, adressant au corps d'armée un compte rendu de la situation, il n'a pas craint, contrairement à toutes les habitudes d'état-major et même aux règles, d'ajouter à ce compte rendu un paragraphe ainsi conçu :

Impression personnelle du chef d'état-major.---Ennemi très peu actif dans la région Aulnizeux, Vert-la-Gravelle, bois Toulon... Il semble que l'adversaire s'est dégarni au nord des marais de Saint-Gond. Une partie de la 33e brigade serait en mesure d'appuyer un mouvement offensif soit vers Coizard, soit vers Aulnizeux.

Convaincu de ce retrait de forces, il insiste auprès de son général pour vérifier cette hypothèse. Celui-ci hésite, de peur de se lancer dans une aventure. Cependant, vers 13 heures, il se laisse arracher l'autorisation d'effectuer « une petite reconnaissance offensive sur Aulnizeux, d'au plus une compagnie ». Aussitôt, le commandant Jette part pour organiser lui-même cette opération.

Le 90e d'infanterie en est chargé. Les « quelques éléments d'infanterie » qui doivent y prendre part devaient attaquer à 14 h. 30. C'est à 16 h. 30 seulement qu'ils peuvent le faire. Le commandant Jette est resté à Bannes pour attendre le résultat : on le devine, bouillant d'impatience devant le retard de cette opération. Et voici que cette attaque est arrêtée dès son départ « par une violente fusillade », Le commandant Jette décide qu'on la reprendra à la nuit. Cette nouvelle tentative, effectuée à la tombée de la nuit, profite de l'appui de notre artillerie. Le commandant Jette, qui a tant insisté auprès de son général pour qu'on exécute cette reconnaissance et qui, sans doute, a non moins vivement pressé le 90e, croit de son devoir ou de son honneur d'en prendre lui-même le commandement. Il traverse le marais et entre dans Aulnizeux. Mais la réaction est vive; des contre-attaques se produisent; Aulnizeux est perdu et repris à plusieurs reprises. Le commandant Jette est amené à engager dans la lutte trois compagnies du 90e au lieu d'une. Finalement, ces compagnies, après de durs corps à corps, doivent abandonner le village et regagner Bannes. Le commandant Jette n'est pas revenu avec elles : il est tombé dans Aulnizeux, au cours d'un de ces corps à corps.

L'opération aboutissait, en somme, à un échec; peut-être avait-elle contribué à dégager la gauche du 11e corps de la pression ennemie; mais le résultat le plus sûr était la disparition du chef d'état-major de la division; aussi les comptes rendus du général Moussy marquent-ils un souci visible d'excuser et de justifier de cette initiative, qu'il qualifie de « petite reconnaissance offensive ».

Nul doute que l'acte du commandant Jette ait provoqué maintes discussions. Etait-ce le rôle d'un chef d'état-major de division d'abandonner son chef pendant toute une demi-journée pour diriger lui-même une opération d'aussi minime importance? Ne devait-il pas être tenté, ce faisant, d'y accorder une importance excessive et d'y employer trop de forces?... Mais, d'autre part, quel vrai soldat serait capable de se borner à transmettre des ordres, surtout lorsqu'il y a des risques à courir, sans éprouver le besoin d'agir soi-même et de partager les dangers qu'il impose à des, camarades ou à des subordonnés? Les officiers d'état-major ne doivent-ils pas parfois donner l'exemple et payer de leur personne?...

Bien hardi, à notre avis, serait celui qui n'hésiterait pas à porter un jugement sur l'acte du chef d'état-major de la 17e division, et plus encore à poser à ce sujet des règles rigoureuses, sans tenir compte des circonstances de temps et de lieu, des impressions du moment, des impondérables, de « l'ambiance » !...

Quant à nous, nous préférons nous incliner pieusement devant un geste que firent, joyeusement-et ardemment, au cours de la guerre, tant d'officiers d'état-major, et devant une mort à laquelle tant d'entre eux rêvèrent, qui souffraient de leur apparente inaction!...

De tels sacrifices, d'ailleurs, ne sont jamais inutiles. Sans même parler de l'influence de l'exemple, il est impossible qu'une action aussi vigoureusement menée n'apporte pas le trouble dans les combinaisons adverses. Nous verrons plus tard en effet que, dans le cas particulier, elle eut pour résultat de déranger et de bouleverser tout le dispositif des réserves allemandes : la XlVe division sera appelée en toute hâte dans cette région, et, par suite de cette contre-marche, elle manquera, la nuit suivante, à son corps d'armée dans la région de Marchais-en-Brie, au point même où une autre attaque de nuit va ouvrir une brèche qui décidera le général von Bülow à donner le premier ordre amorçant la retraite... Le commandant Jette peut être compté parmi les bons ouvriers de la victoire de la Marne.

Le général Dubois n'a, sur ces événements, que des renseignements assez vagues lorsqu'il donne son ordre de stationnement :

P. C. Saint-Loup, 7 septembre, 18 h. 30.

I.---L'ennemi est moins pressant et semble retirer des forces sur le front. On s'attachera, dès ce soir, à garder le contact par des reconnaissances et patrouilles d'infanterie, pour le cas où l'ennemi voudrait se dérober pendant la nuit.

II.---Les troupes stationneront sur leurs emplacements de combat, prêtes soit à maintenir à tout prix les positions occupées si l'action reprend au point du jour, soit à entamer la poursuite si l'ennemi cherche à se dérober.

III.---Les avant-postes de combat seront installés. Ils seront très attentifs. Ils devront à tout prix garder le contact. Dans chaque division, tous les éléments disponibles seront rassemblés, prêts à prendre l'offensive demain dès la pointe du jour...

IV.---Cavalerie.---Le 7e hussards ira stationner à Allemant, prêt à répondre au premier appel du général commandant la division du Maroc, à la disposition duquel il passe pour assurer, le cas échéant, la découverte et la conservation du contact...

Est-il possible d'admettre que ces premiers renseignements, fatalement assez vagues, aient suffi à inspirer au général Dubois le soudain optimisme dont témoignent ces prescriptions?... Volontiers, nous y verrions plutôt, quoique nous ne puissions en faire la preuve, l'influence personnelle du général Foch. Il ne s'est trouvé personne pour prendre note des déplacements de celui-ci pendant la bataille de la Marne. Mais nous connaissons ses procédés de commandement, son besoin du contact direct avec ses subordonnés, son activité. Pouvons-nous l'imaginer immobile dans son P. C. de Pleurs?... Ce poste de commandement n'est qu'à 6 kilomètres de celui du général Dubois. Nous savons, d'autre part, par un ordre de la nuit que nous rapporterons plus loin, que le général Foch croit, dès le soir du 7 septembre, à la possibilité du repli allemand. Est-il trop téméraire de supposer que c'est lui qui, venu à Saint-Loup vers la fin de l'après-midi, a inspiré cet ordre, insuffisamment justifié par la situation particulière du 9e corps, et moins encore, nous allons le voir, par les renseignements que l'on possédait sur la situation du 11e?...

* * *

LA GARDE PRUSSIENNE.

Pourtant, en face de la droite du 9e corps, les Allemands ont manifesté peu d'activité pendant la journée. La dure progression des deux divisions de son corps d'armée pendant la journée du 6 a amené le général von Plettenberg à modifier son dispositif. Il constate que la IIe division de la Garde, qui, en agissant à l'est des marais, devait ouvrir la voie à la 1re, obligée de traverser cet obstacle, n'a pu remplir sa mission. Là où une division a échoué, le corps de la Garde, élite de l'armée prussienne, parviendra à obtenir la décision. Aussi il se décide à faire appuyer tout son corps d'armée vers l'est pour passer au delà des marais, agir de toutes ses forces, en ne laissant que de faibles éléments sur la rive nord des marais de Saint-Gond entre Vert-la-Gravelle et Morains-le-Petit.

Vers 21 h. 30, la Garde envoie, le 6, son ordre pour le lendemain : la Ire division de la Garde doit prendre la place de la 4e brigade d'infanterie de la Garde,---soit la droite de la IIe division,---tandis-que celle-ci, appuyant sur sa gauche, sera tout entière axée sur la zone jusque-là dévolue à la 2e brigade. La ligne Morains-le-Petit---Normée doit être franchie par les troupes d'attaque à 6 heures. Aulnay-aux-Planches et Aulnizeux restant tenus par le 3e régiment de la Garde à pied. La zone d'action de la Garde est limitée à droite par Morains-le-Petit, le Mont Août, à gauche par Normée, Fère-Champenoise, Connantre. L'axe du corps d'armée est Ecury, la ferme de Hozet, Linthes.

Les mouvements se font dans la nuit du 6 au 7. La Ire division vient au nord-est de la route Morains-le-Petit---Ecury-le-Repos; le 2e régiment à pied passe par Colligny et vient à l'ouest d'Ecury; le 1er arrive à minuit à Pierre-Morains, après une marche très fatigante, malgré la clarté donnée par les villages de Colligny et de Pierre-Morains qui brûlent, tandis que le 4e régiment à pied, éclairé par Aulnizeux et Aulnay en flammes, atteint lui aussi Pierre-Morains, malgré quelques tirs de l'artillerie française. L'artillerie prend position, au cours de la nuit, de part et d'autre de la route Bergères---Morains-le-Petit (ler régiment d'artillerie de la Garde) et le long de la voie ferrée de Bergères à Fère-Champenoise (3e régiment d'artillerie de la Garde), une batterie du bataillon d'obusiers se met en position au sud-ouest de Colligny.

Primitivement, la ligne Morains-le-Petit, Normée devait être franchie à 6 heures; mais, soit par suite de la fatigue des troupes, soit toute autre cause, il y a du retard. Un ordre de 6 h. 30 prescrit de la franchir à 8 heures; mais, peu après, à 7 h. 20, un contre-ordre survient et la division reste en position sur ce terrain inconnu pour elle, en butte aux feux de l'artillerie française. Il semble qu'il y ait eu, de la part du commandement, le désir de ne faire attaquer cette division que quand des renseignements sur les retranchements ennemis, tranchées et fils de fer, auraient permis d'acquérir « la connaissance précise des positions ennemies absolument nécessaire (82) ». Cela permet d'admettre que la résistance de la 22e division, le 6 au soir, avait fortement impressionné la Garde.

Et cependant, les régiments de la 1re division cherchent à progresser : le 1er régiment de la Garde à pied pénètre dans les bois au sud de la route de Morains-le-Petit à Ecury; il n'avance guère et les hommes organisent la position; le 2e régiment, partant d'Ecury-le-Repos, avance lentement dans la plaine découverte au sud-ouest du village; mais, pris à partie de flanc par un violent feu de mousqueterie, se replie, tandis que le 4e de la Garde à pied, toujours soumis à nos tirs d'artillerie, subit de lourdes pertes.

La IIe division de la Garde avait donné son ordre à Clamanges le 6 à 22 heures. Le général von Winckler se croyait au contact de simples avant-postes et pensait rencontrer la principale résistance ennemie au sud de la Somme. Il était cependant obligé de convenir que les avant-postes l'avaient sérieusement arrêté. Son ordre prévoit tout d'abord la relève de la 4e brigade de la Garde par la Ire division pendant la nuit; puis, pour le lendemain, le franchissement de la ligne Ecury---Normée à 8 heures. La 3e brigade, partant de ses positions occupées le 6, est chargée de l'attaque principale, tandis que la 4e brigade, se portant dans la nuit dans les petits bois à 2 kilomètres au nord-est de Normée, doit attaquer en échelon et à gauche. La brigade d'artillerie appuie l'attaque de la 3e brigade.

Le premier résultat de cet ordre est que les troupes n'ont aucun repos pendant la nuit. Le 4e régiment d'artillerie de la Garde se déplace de Pierre-Morains à Clamanges qu'il atteint au milieu de la nuit; puis, à 5 h. 40, il reprend la marche sur Normée, et ce n'est qu'à 8 heures qu'il se met en batterie, face au sud-ouest, à quelque distance au nord du village. La relève de la 4e brigade d'infanterie de la Garde se fait dans les premières heures de la nuit (83), puis cette brigade fait mouvement pendant l'obscurité, et ce n'est que peu avant l'aube qu'elle se trouve à son emplacement à peu de distance de la 63e brigade saxonne. Au cours de ces mouvements, une brèche se crée entre le 1er grenadiers (Alexandre) et le 3e (Elisabeth); elle est bouchée par l'entrée en ligne d'un bataillon du 2e grenadiers (Empereur Franz).

Après un moment d'attente, pendant lequel l'attaque prévue pour 8 heures ne part pas, le général von Winckler reçoit l'avis qu'il n'est pas opportun de remettre l'action. La 63e brigade saxonne part; elle est appuyée par le régiment Elisabeth et le IIe bataillon du régiment Empereur-Franz. La progression est lente, bien que l'infanterie française soit vue en train de se replier; mais les tirs de l'artillerie causent un mal sérieux aux assaillants. Le régiment Elisabeth s'empare de Normée et de passages sur la Somme. Le 2e régiment de grenadiers pousse jusqu'au ruisseau. Cependant, la 63e brigade recule et entraîne une partie du régiment Elisabeth dans les bois au nord et au nord-ouest de Lenharrée Deux bataillons du régiment Augusta (4e grenadiers) sont engagés sous un feu violent de shrapnells, tandis que le dernier bataillon de ce régiment et deux batteries ont été envoyés à l'aide de la XXXIIe division (84). Comme il faut expliquer cet arrêt, un historique allemand déclare que, devant la division, les Français avaient une forte organisation, retranchée avec fils de fer---« in stark befestiger Stellung mit Drahthindernissen (85) ».

A la nuit, la division s'installe dans ses positions de départ du matin à la lisière sud-ouest des bois qui sont sur la rive nord de la Somme.

Le corps de la Garde n'a pas avancé de la journée, ses pertes ont été sérieuses. Bien plus, les contre-attaques, ou, pour parler plus modestement, les reconnaissances offensives du commandant Jette, le chef d'état-major de la 17e division, amène, en fin de journée, la perturbation dans le camp ennemi. La nouvelle de ces attaques dans le «dos de la Ire division » préoccupe le général von Plettenberg. Le général von Hutier a déjà pris des mesures; il envoie des renforts au 3e régiment de la Garde à pied (86), le 4e régiment porte des unités vers l'ouest et nettoie le village d'Aulnizeux. Cela amène un relâchement dans la pression allemande, relâchement que sentira la gauche du 11e corps français. Mais la situation ne paraît pas encore complètement éclaircie et le général von Plettenberg va rendre compte à von Bülow de ces attaques sur un front qui parait dégarni. Le glissement de la XXe division à la droite du Xe corps, à l'extrémité ouest des marais, le mouvement de rocade de la 1re division de la Garde à la gauche de la Garde à l'est des marais ont amené, dans le dispositif allemand, une brèche qui n'est couverte que par quelques escadrons ou compagnies a peine protégés par l'obstacle marécageux. Nous verrons plus loin la conséquence de ce compte rendu; mais, dès maintenant, il appert que là, comme au Xe corps, la journée ne se présente pas comme une victoire pour les forces allemandes.

* * *

LE 11e CORPS D'ARMÉE.

L'ordre si nettement offensif donné parle général Foch. à 4 heures : « ... la 96 armée prendra immédiatement les dispositions suivantes... le 11e corps s'emparera des hauteurs, etc... », avait trouvé, nous l'avons dit, le 11e corps assez sceptique sur les possibilités d'exécution. Il n'est, pour s'en convaincre, qu'à en comparer le ton à celui de l'ordre donné à 5 heures par le général commandant le 11e corps

Poste de commandement de Fère-Champenoise,
7 septembre, 5 heures.

Ordre général d'opérations pour la journée du 7 septembre.

I.---La manoeuvre entreprise par les armées alliées est en bonne voie d'exécution. En vue de continuer à appuyer les progrès de la 5e armée, la 9e armée prendra aujourd'hui les dispositions suivantes : ... A droite, le 11" corps s'efforcera de progresser sur les hauteurs de la rive droite de la Somme et ultérieurement dans la direction Pierre-Morains, Colligny, Mont Aimé.

II.---En conséquence, avec l'appui de l'artillerie qui devra préparer toutes les attaques avec la plus grande intensité :

a) La 21e division s'efforcera de reprendre Morains-le-Petit, Ecury et Normée;

b) La 22e division appuiera l'attaque de la 21' division sur Normée et tiendra solidement Lenharrée;

c) La 60e D. R., laissant deux compagnies sur chacun des points de Villiers-Herbisse et Herbisse, Semoine et Courgançon, portera son gros à Montepreux et se tiendra prête à faire tenir les hauteurs 182 et 174 et à fournir des détachements sur la Somme à Lenharrée, Vassimont et Haussimont;

d) Le 2' régiment de chasseurs se reportera à Sommesous, éclairera dans les directions de Châlons, Coole et se mettra en liaison avec la 9e division de cavalerie, qui opérera dans la région de Sommesous;

e) Des ordres ultérieurs seront donnés pour la progression sur les hauteurs de la rive droite de la Somme.

III.---Poste de commandement du 11e corps : Fère-Champenoise.

IV.---Le général commandant compte que toutes les troupes...
(reproduction du dernier paragraphe de l'ordre de l'armée).

Quoique les postes de commandement du 11e corps et de la 21e division soient porte à porte à Fère-Champenoise, l'ordre de la 21e division ne sera donné que trois heures plus tard, à 8 heures. Cependant, il se borne à reproduire l'ordre du corps d'armée, en y ajoutant seulement ces deux indications

P. C. route Fère-Champenoise à Œuvy, 800 mètres sud de La Fère.
L'heure de 9 heures a été indiquée par l'artillerie pour battre tout le terrain en avant de Morains, Ecury, Normée...

L'une et l'autre sont, d'ailleurs, assez singulières, la première en ce qu'elle place le poste de commandement de la division en arrière de celui du corps d'armée, la seconde en ce qu'elle semble accuser de curieuses habitudes de commandement.

Cet ordre est complété par des « renseignements sur la situation générale » :

Le général commandant la 21' division prie MM. les commandants de brigade et chefs de corps, de bataillon, de groupe, de faire connaître à tous les officiers, pour que ce soit le plus tôt possible répandu dans la troupe, que la lourde charge imposée dans ces derniers jours à la division a produit des effets très heureux. Notre résistance a permis aux armées qui opèrent sur notre gauche de progresser, d'infliger de lourdes pertes à l'ennemi, déjà maltraité par les Russes. Un radiotélégramme surpris montre les Allemands très fatigués, demandant le secours de la Garde. Ils se sont aventurés dans des conditions très risquées, et tout permet de croire que nous avons désormais contre eux la supériorité du nombre et que leur écrasement final sera la conséquence de nos efforts.

N'imputons pas cependant à la rédaction de ce bulletin de renseignements, dont on pourrait relever maints détails, notamment la phrase relative à la Garde, le retard dans l'expédition de l'ordre de la 21e division! Ce qui cause ce retard, c'est que, depuis le matin, l'ennemi attaque lui-même. On se borne à contenir ces attaques, et l'ordre d'opérations n'est plus, dans ces conditions, qu'une formalité à laquelle on n'attache guère d'importance. C'est seulement trois jours plus tard que seront donnés effectivement !es ordres pour la progression au delà de la Somme.

On voit, d'ailleurs, en regardant de l'autre côté, que, si la 21e division, épuisée, ne manifeste aucune ardeur offensive, il en est de même de l'ennemi qu'elle a en face d'elle. Aussi, de toute la journée, la situation ne change guère sur ce front.


Croquis n° VII --- Le 11e corps le 7 septembre au soir.

Faute de lignes. nettes du terrain, à est difficile de bien préciser celle-ci d'après les divers comptes rendus retrouvés dans lés archives. On peut, cependant situer à. peu pris les, principaux éléments.

A gauche, face à Morains-le-Petit, nous retrouvons le 65e régiment d'infanterie. Isolé et sans liaisons vers la pointe de l'angle formé par les lisières des bois au sud de Morains-le-Petit, son colonel ne cesse de se lamenter sur la fatigue de ses hommes, sur la pauvreté de ses cadres, sur la nécessité de vingt-quatre heures de repos au minimum et de distributions copieuses, sur la méconnaissance des efforts accomplis, par son régiment, efforts qui lui mériteiraient les éloges qu'on accorde aux autres, sur l'ignorance dans laquelle on le laisse des événements. La chaleur est étouffante dans ces petits boqueteaux de pins. Les hommes souffrent cruellement de la soif. Il faut, pour se procurer de la boisson, aller en chercher dans Fère-Champenoise, ce qui attire au régiment les reproches du commandant de la division :

Sommes-nous sur le champ de bataille ou aux manoeuvres?

A 14 h. 15, au moment où la 21e division s'attend depuis une heure à une attaque très grave, Fère-Champenoise est remplie de corvées d'eau ou de corvées de vin du 65e...

Le colonel serait même assez découragé si son moral n'était heureusement remonté par la visite d'un officier de liaison de l'armée, le commandant Naulin, dont le calme souriant suffit à le rasséréner,---ce qui nous montre l'influence que l'officier d'état-major peut avoir par sa seule présence.

...Il me déclara, écrit le colonel Balagny, que le général. était satisfait, que cela n'allait pas mal du tout, et comme il avait à la main une grande carte au 80.000e, sur laquelle étaient marqués au crayon de couleur les emplacements de notre armée et ceux présumés des Allemands, il la déploya et m'expliqua que notre armée occupait de manière générale, la ligne des marais de Saint-Gond et de la Somme, et que, jusqu'à présent, on avançait sur toute la ligne, surtout à gauche... Je parlai des petits mouvements d'avance et de recul qui s'étaient produits...; il sourit et me dit que cela ne signifiait rien dans l'ensemble, et que nous étions en somme à la place où désirait nous voir le commandant de l'armée.

Il avait l'air très convaincu et plein de confiance en me disant cela...

A droite de ce régiment, nous retrouvons aussi, face à Ecury, le 64e, qui n'a pu être relevé comme l'ordre en avait été donné. Invité à reprendre Ecury, il rend compte de l'impossibilité d'exécuter un tel ordre, un de ses bataillons n'ayant plus que quatre officiers, le 2e deux seulement, et le 3e un seul. « Il ne peut que se borner à maintenir ses positions. »

Le bataillon Lambert a été ramené, dans la matinée, à la lisière des bois le long de la voie ferrée de Morains-le-Petit à Fère-Champenoise. Il y passe la journée, soumis à un incessant bombardement par obus fusants, mais relativement tranquille et oublié par tout le monde.

Le 293e se trouve à la lisière nord-est des bois qui sont au sud-ouest d'Ecury-le-Repos. Il a à sa droite deux compagnies du 337e, très dispersées sur un large front, vers la lisière est de ces bois, ou plutôt sur la ligne imprécise formée par la pointe est de ces petits bois allongés.

Au passage à niveau de la route de Normée et le long de la voie ferrée à l'ouest de ce passage, il y a deux bataillons du 93e, dont les mitrailleuses enfilent le chemin d'Ecury.

Enfin, sur la voie ferrée au sud de Normée, est établi le 137e, renforcé d'un bataillon du 93e et d'un bataillon du. 337e.

Il s'en faut, d'ailleurs, que ce dispositif soit aussi net sur le terrain qu'il peut le paraître ici. La nature de ce terrain, parsemé d'innombrables petits bois aux formes identiques, les fréquents mouvements d'avance et de recul, l'absence de cadres facilitent le mélange des unités et diminuent la cohésion. Néanmoins, la ligne tient, malgré les attaques de l'ennemi, assez peu énergiques, semble-t-il, et ses bombardements répétés. Même, certains régiments, comme le 93e, esquissent des mouvements offensifs, aussitôt enrayés par l'artillerie ennemie.

Aussi le général Eydoux, qui, un moment, avait été sur le point de céder aux instances du général Radiguet et de demander l'autorisation de faire relever cette division par la 18e, renonce-t-il à ce projet.

C'est du côté de sa droite que le commandant du 11e corps, inquiet depuis deux jours pour sa liaison avec l'armée voisine, porte surtout son attention. Volontiers il aurait tendance à se grossir le danger qui peut survenir de ce côté. Dès 8 heures, il a envoyé ce compte rendu :

Attaque très violente sur tout le front du corps d'armée, en particulier vers Lenharrée. L'ennemi montre de l'infanterie. La 22e division commence à faiblir.

C'était montrer un pessimisme vraiment exagéré, bien que la fatigue soit aussi grande à la 22e division. Dès 5 heures, le combat a repris sur tout le front. Vers 7 heures, le général Pambet reçoit l'ordre de se préparer à participer à une attaque générale. Il prescrit de prendre un dispositif pour se mettre face à son objectif; mais, avant que l'ordre de lancer l'attaque soit donné, alors que le colonel du 118e rend compte qu'il est prêt à passer à l'attaque, l'offensive ,est provisoirement arrêtée, en attendant que la situation soit nettement éclaircie. Cependant les Allemands continuent à attaquer, mais sont arrêtés par une résistance énergique. Le 116e est aux abords de Normée, en liaison avec la 21e division; il recevra, dans le courant de l'après-midi, l'ordre d'envoyer son dernier bataillon à Lenharrée. Ce village a été fortement attaqué et le 19e s'y est maintenu non sans de fortes pertes, en particulier à la 7e compagnie qui occupe le cimetière. Les tirs du 75 ont permis à deux reprises d'arrêter net les assauts allemands (87); à aucun moment, ceux-ci ne pénètrent dans le village.

A droite, le 62e est obligé de traverser, vers 14 heures, la zone battue par les obus, pour se porter à Chapelaine. On craint, en effet, dans cette région, parce que l'ennemi, repoussant les éléments qui sont dans Vassimont, a pris pied dans la localité. Heureusement, son avance s'arrête là.

Plus à l'est, la 9e division de cavalerie a cherché d'abord à pousser sur Soudé-Sainte-Croix et sur Vatry. Ses reconnaissances ayant rencontré des colonnes ennemies venant de Vatry et de Dommartin-Lettrée, dont l'approche fait supposer une attaque sur Sommesous, le général de l'Espée a concentré sa division autour de cette localité et demandé de l'infanterie pour la tenir. Une brigade de la 60e division a été poussée dans cette direction, et un régiment à deux bataillons, le 336e, mis à la disposition de la division de cavalerie. Mais ce régiment n'est arrivé qu'au début de l'après-midi, alors qu'une attaque ennemie, menée par deux bataillons et deux batteries, venait de s'emparer du village. Une contre-attaque a été montée par le 336e, avec l'appui du groupe cycliste et de l'artillerie de la division, et Sommesous a été repris. L'occupation en sera assurée pendant la nuit par le 336e, tandis que le gros de la division de cavalerie se reportera à Mailly et Villiers-Herbisse.

Le reste de la 60e division avait été autorisé, par le général Eydoux, à se replier sur la position de Montepreux, où elle prolongeait la position Chapelaine, cote 182, occupée par la 22e division.

* * *

FOCH POUSSE LA 18e DIVISION EN LIGNE.

Le général Foch avait bien senti que, de ce côté, on était à la merci d'une défaillance. « Persuadé que, seul, un changement d'attitude ranimera le moral du 11e corps,---de même que, dans la région de Mandement, les efforts de l'ennemi n'ont été neutralisés que par l'attitude agressive de 1a 42e division et de la division du Maroc » (général Foch) ,---le général Foch a téléphoné, à 15 h. 45, au général Eydoux :

Devant l'aile gauche de l'armée, l'ennemi semble céder.

Le 11e corps, assurant l'occupation de la Somme à Ecury, Normée et Lenharrée, et disposant d'une brigade de la 18e division, attaquera de suite avec cette brigade de Normée sur Clamanges, avec la 22e division à l'ouest de Villeseneux, et avec la 21e le mamelon sud-est de Pierre-Morains et Pierre-Morains.

Le général Foch se fait-il vraiment des illusions sur la possibilité d'une attaque ainsi ordonnée en fin d'après-midi?... Il est difficile de le penser, d'autant plus que la brigade de la 18e division, qui devrait attaquer, n'est nullement orientée sur cet emploi! Mais ce qu'il vent c'est imposer une attitude offensive, parce que, seule, une telle attitude détournera de la retraite.

Effectivement, l'attaque n'aura pas lien.

A 17 h. 50, le général Eydoux téléphone

I.---Nous tenons toujours Sommesous, que notre cavalerie na pas pu dépasser.

II.---A gauche, la 21e division s'est portée en avant, le tir de l'artillerie ennemie ayant cessé. Elle a atteint les abords de Morains-le-Petit. Une reconnaissance a été envoyée en avant. La 21e division, suivant l'ennemi, continue son mouvement sur Pierre-Morains.

III.---Attaque très sérieuse à Lenharrée-Vassimont. Grosses lignes d'artillerie; obusiers. Le 19e a beaucoup souffert. Vassimont a été occupé par l'ennemi.

IV.---Le mouvement offensif, prescrit par le général, Foch, va être exécuté avec une brigade de la 18" division entraînant à droite la 21e vers la cote 167. L'attaque, qui s'est produite à Lenharrée-Vassimont, prouve que les batteries sont toujours en position et la lisière des bois occupée.

Le mouvement offensif sera donc délicat.

Le moins qu'on puisse dire d'un tel compte rendu est qu'il est aussi confus que tendancieux. Quel besoin aurait la 21e division d'être entraînée par la brigade de la 18e division si vraiment, comme l'indique le deuxième paragraphe, elle s'était vraiment portée en avant, « suivant l'ennemi » et « continuant son mouvement sur Pierre-Morains » ?...

En réalité, non; seulement il n'a été trouvé trace ni d'un ordre du 11e corps relatif à ce « mouvement offensif », ni d'aucun compte rendu relatif au moindre commencement d'exécution; mais les renseignements que nous possédons sur la 21e division nous montrent que celle-ci n'était nullement en état de se porter en avant et un ordre de la 18e division, que nous reproduirons plus loin, ne fait nulle allusion à une opération de ce genre.

Puisque l'ordre du général Foch ne se traduisit pas dans les faits, il serait sans doute quelque peu osé de dire que, si le recul prévu dans l'après-midi ne se produisit pas, ce fut à cet ordre qu'on le dut. Pourtant, et compte tenu de l'aide précieuse apportée au 11e corps par l'attaque des éléments de droite du 9e sur Aulnizeux, on peut croire qu'il ne fut pas étranger au revirement moraI constaté chez ses chefs en fin de journée, et qui leur interdit d'envisager un repli que tout paraissait justifier.

L'appui que peut fournir la brigade de la 18e division, mise à la disposition du 11e corps, ne se fait pas sentir dans la soirée. Le poste de commandement de la 22e division se trouve à la mairie de Connantray. Le général Guignabaudet y vient prendre contact, cependant que le général Lefèvre est allé à Fère-Champenoise, à l'état-major du corps d'armée.

Le général Lefèvre prescrit que : « la liaison la plus étroite devra être prise avec les troupes du 11e corps, actuellement aux prises avec l'ennemi sur le front Ecury---Lenharrée, afin de pouvoir, en cas de nécessité, les renforcer sans nouveaux ordres pour éviter toute retraite de leur part ». Il donne des ordres au général Janin, commandant la 35e brigade, et lui pointe sur une carte les emplacements que ses deux régiments (32e et 66e) doivent occuper. Il ne semble pas que le général commandant le 11e corps ait donné lui-même des ordres.

Vers 16 h. 30 ou 17 heures, la 34e brigade est envoyée : le 114e dans les bois environnant la cote 172, entre Normée et Connantray, le 125e au nord de 179, en arrière et à droite du 114e . Elle doit reconnaître les lisières sud de Normée et les bois au sud de Lenharrée, pour être à même d'arrêter toute offensive débouchant à l'est de ces villages. La 35e brigade est portée face à Normée, partie au nord de la route Fère-Champenoise---Normée, les régiments l'un derrière l'autre entre les cotes 165 et 126. Elle doit reconnaître le massif boisé au sud d'Ecury, en vue d'une occupation aussi rapide que possible, soit face au nord pour agir dans le flanc d'une attaque venant d'Ecury sur Fère-Champenoise, soit face au nord-est, pour contre-attaquer le flanc droit d'une attaque débouchant de Normée.

Il semble que, dans l'exécution de ces missions, on ait négligé d'assurer des liaisons avec les unités du 11e corps déjà en ligne.

En fin de journée, à 20 heures, le général commandant le 11e corps donne cet ordre de stationnement :

I.---Les corps d'infanterie bivouaqueront sur les emplacements occupés en fin de journée, couverts par des avant-postes de combat retranchés.

II.---Le 2e régiment de chasseurs cantonnera à Montepreux.

III.---L'artillerie bivouaquera sur place ou à proximité immédiate de ses emplacements.

IV.---Quartiers généraux :

11e C. A. : Gourgançon;

21e D. I. : Fère-Champenoise

22e : Connantray;

60e D. R. : Montepreux.

V.---Train de combat : Gourgançon.

Groupe des parcs : Herbisse.

Convois : Arcis-sur-Aube...

Toutes mesures devront être prises pour mettre les trains, parcs et convois à l'abri des agressions de la cavalerie ennemie.

VI.---Mot...

VII.---Ravitaillement en munitions : mêmes dispositions que le 7.

VIII.---Point de groupement des blessés : Œuvy.

IX.---Sauf nouveaux ordres, tout le monde devra être sous les armes, à 4 h. 30, les batteries prêtes à faire feu.

Pour être concis, cet ordre du 11e corps n'en appellerait pas moins de critiques. Bornons-nous à une seule, la plus importante qu'on puis-se lui adresser : il n'y est fait mention ni de la 18e division, ni des liaisons à établir entre cette division et les autres. Pourtant, cette division est, en partie au moins, aux ordres du 11e corps, et elle est tout entière mélangée aux troupes des 21e et 22e divisions, puisque, de la région d'Œuvy, cette division a porté une de ses brigades, la 34e, entre Normée et Connantray, aux environs de la cote 172, et l'autre à moins de 3 kilomètres au sud d'Ecury et à même distance à l'ouest de Normée. Nous verrons, au chapitre suivant, quelles seront les conséquences de cette grave erreur.

Notons encore, dans cet ordre, comme de sérieux indices des craintes éprouvées sur l'incertitude de la situation, le paragraphe relatif à l'éventualité d'agressions de la cavalerie ennemie sur les derrières, et l'ordre donné à l'artillerie de bivouaquer sur place. L'habitude était alors, on le sait, pour l'artillerie, de quitter ses positions à la nuit et de revenir les occuper au point du jour, après avoir cantonné à quelque distance, sous la protection de la ligne d'infanterie. Etait-ce bien le cas de rompre avec ces habitudes, d'ailleurs si discutables, précisément le jour où l'on était en droit de douter de la solidité de la ligne d'infanterie?...

Quant à l'ordre d'être « sous les armes à 4 h. 30 », il évoque un peu trop les manoeuvres du temps de paix : s'il tient tout juste compte de l'heure du lever du soleil (5 h. 15 à cette date), il néglige la volonté de l'ennemi.

On allait, malheureusement, s'en apercevoir!

* * *

LES SAXONS

La XXXIIe division saxonne ne s'était pas trouvée dans une situation très favorable dans la nuit du 6 au 7. Son avance, dans l'après-midi du 6, avait été minime, elle avait même été obligée de demander un appui à la IIe division de la Garde. Aussi, le général von der Planitz appuya-t-il une demande du général von Winckler adressée directement au général commandant le XIIe corps de réserve pour obtenir l'aide de ses unités.

Le général von Kirchbach prescrivit immédiatement à la XXIIIe division de réserve de pousser un régiment d'infanterie un régiment d'artillerie et des obusiers sur Villeseneux pour appuyer la XXXIIe division, tandis que le reste de la division de réserve se porterait à la sortie sud de Soudren, prête à continuer sa marche vers le sud. Vers 3 heures, il rendit compte de cette situation. Cette décision correspondait d'ailleur. à l'idée de manoeuvre du général von Hausen. Le 6 au soir, celui-ci comprend que les Français vont reprendre la bataille, les nouvelles reçues ne laissent plus aucun doute. Il a l'intention d'engager le corps de réserve saxon dans le trou qui s'est créé entre les différents éléments de son armée. Il. espère, d'autre part, que l'entrée en ligne de la XXIIIe division de réserve permettra d'obtenir un succès suffisant pour rendre libre la XXXIIe division qui, après relève, serait regroupée avec la XXIIIe division active à l'est de son front de bataille (88). En même temps, il prescrit que la XXIIIe division restera en réserve d'armée, mais cet ordre parvient trop tard, quand cette division est déjà engagée à côté du XIXe corps, elle ne pourra pas être retirée de la ligne de feu. La XXXIIe division, de son côté, accrochée dans un violent combat, restera en ligne. Le général von Hausen assistera impuissant à l'inexécution de ses ordres (89).

Dans la matinée, vers 9 heures, des comptes rendus d'aviateurs donnent, en effet, une vue assez claire de la situation. Ils signalent de la cavalerie sur la route Arcis---Sommesous, se dirigeant vers Vatry. Devant les deux groupements de l'armée saxonne, d'une part vers Fère-Champenoise, Œuvy, Gourgançon, d'autre part vers Vitry-le-François, ils ont reconnu de gros rassemblements. Les trois aviateurs ont l'impression que l'armée française se renforce de troupes débarquées récemment. Entre les deux groupes de Fère-Champenoise et de Vitry, il y a une division de cavalerie. L'activité ferroviaire dans la vallée de la Seine indique encore l'arrivée de renforts.

Vers 6 heures, dans un de ces mouvements sporadiques d'attaque, divers éléments de la 22e division attaquent devant Lenharrée (90); ils sont repoussés, mais leur action empêche la XXXIIe division de faciliter le débouché de la Garde au delà de la vallée de la Somme. Elle-même devrait attaquer. Le général von der Planitz a donné l'ordre, vers 3 h. 30, de prononcer un effort vers 6 h. 30, en même temps que la Garde. L'attaque est remise d'une heure, pour permettre l'arrivée du 100e régiment de grenadiers-de réserve envoyé par la XXIIIe D. R. Ce régiment doit entrer en ligne à l'est de Vassimont. En même temps, le détachement d'exploration von Arnim, mis à sa disposition, reçoit la mission de chercher l'aile droite de l'ennemi vers Sommesous.

A 7 heures, la XXXIIe division est avisée que la XXIIIe division de réserve est à Vatry; de Villeseneux elle a été dirigée sur Vatry, de manière à pouvoir être engagée dans la brèche de 20 kilomètres de large qui existe entre les deux divisions du XIIe corps actif; elle a reçu comme mission d'occuper les hauteurs au nord de Sommesous, en vue de flanquer la gauche allemande sur la Somme. Une telle mesure donne en partie satisfaction au général von der Planitz, qui a demandé rentrée en ligne de cette division sur sa gauche.

La XXIIIe division de réserve progresse sous le feu à travers les boqueteaux jusqu'à la Somme; le 100e régiment de grenadiers entre en ligne vers 11 heures à gauche de la 64e brigade, et son arrivée est d'autant plus opportune que le général von der Planitz a tout son monde engagé, n'ayant plus comme réserve qu'une compagnie de pionniers à Villeseneux, et que les munitions commencent à manquer dans ses unités. La situation est difficile. Les Saxons ne progressent pas, le tir de l'artillerie française empêche toute avance; les batteries repérées par l'aviation dans la région de la halte de Lenharrée sont prises à partie, mais elles ne cessent pas leurs tirs. Le 64e régiment d'artillerie saxon, en position vers la route de Villeseneux à Normée, obtient, au début de l'après-midi, la supériorité du feu.

Mais l'entrée en ligne de la XXIIIe division de réserve ne se fait pas suffisamment sentir. Cette division a bien envoyé son artillerie au trot prendre position entre Villeseneux et Lenharrée, elle engage bien la 45e brigade de réserve de part et d'autre de la route Vatry---Sommesous, pour relever le détachement de la XXIIIe division active qui s'y trouve, mais cette action, faite sur un front trop étendu, n'entraîne pas la XXXIle division. Celle-ci est épuisée par les combats du 6 et du 7, elle n'en peut plus. Juste à la nuit, des patrouilles du 103e régiment d'infanterie de réserve pénètrent dans Sommesous et y font quelques prisonniers.

Les deux divisions saxonnes bivouaquent le soir sur leurs positions, sans avoir franchi la Somme, sans avoir débusqué les Français.

* * *

LE COMMANDEMENT ALLEMAND LE 7 AU SOIR.

Les deux journées du 6 et du 7 septembre ont été dures pour les troupes allemandes opposées à la 9e armée française. Les objectifs, que, par un bel optimisme, Bülow et Hausen ont donnés à leurs unités, sont loin d'être atteints. Les pertes sont sérieuses, les comptes rendus des commandants de division signalent la fatigue des hommes harassés par la marche ininterrompue depuis le 20 août et par les combats sans trêve, en même temps qu'ils insistent sur les ravages provoqués par notre artillerie.

A ces nouvelles du combat, nouvelles tactiques si nous pouvons dire, s'ajoutent, dans l'esprit des deux commandants d'armée, de graves préoccupations stratégiques.

Le général von Klück, commandant la Ire armée, avait pris, le 6 au soir, la décision de retirer les IIIe et IXe corps du combat au sud de la Marne, pour les engager sur l'Ourcq. Cette décision devait être exécutée dans la nuit du 6 au 7. Le général von Bülow fut amené, par suite, à donner l'ordre au VIIe corps, seule unité encore disponible de son armée, de fermer la brèche qui allait se créer par suite du départ des IIIe et IXe corps. Le VIIe corps est affaibli d'une brigade restée devant Maubeuge, mais il se trouve près de l'aile droite de Bülow, et pourrait être engagé rapidement à la place des unités de la Ire armée. A 1 h. 50, Bülow donne l'ordre d'engager la XIIIe division sur le Petit-Morin, le Xe corps de réserve devant être ultérieurement ramené sur cette rivière, pour profiter de la coupure favorable du terrain. La XIVe division devait être disponible au sud d'Artonges.

De bonne heure, la XIIIe division prend position vers Marchais-en-Brie et la forêt de Beaumont, tandis que la XIVe, qui, dans la nuit, a déjà marché de Montmirail à Etampes, revient d'Etampes et s'établit au nord de la station de Villemoyenne.

Cependant, la situation paraît si peu claire à Bülow, la gauche et le centre de son armée lui paraissent faire si peu de progrès, qu'il porte sa division réservée, vers 10 heures, dans la région de Fromentières.

Ce n'est pas le dernier mouvement de cette division. En effet, le général von Bülow semble s'être rendu compte, vers midi, que la XIIIe division aura de la peine à arrêter les Anglo-Français, même avec l'aide du corps de cavalerie Richthoffen. Il envoie un officier d'état-major trouver le général von Einem, commandant le VIII, corps, à Montmirail, pour lui dire qu'il projette de lancer, le 8 au matin, les VIIe---au complet---et Xe corps de réserve, sous les ordres de von Einem, dans une offensive vers le sud. La XIVe division, remise à sa disposition, permettrait cette offensive. En vue de cette action, la XIVe division est ramenée vers Artonges, Corrobert, Hautes-Feuilles. Elle y reste jusque vers 21 heures.

Mais les dispositions prises tant au Xe corps actif qu'à la Garde ont créé un trou dans le dispositif de la IIe armée. Le XIe corps a glissé vers l'ouest, pour déborder les marais de Saint-Gond, et la Garde a appuyé vers l'est. Il n'y a plus personne sur la rive nord des marais, quelques escadrons et quelques compagnies. Or, le haut commandement allemand a signalé à ses subordonnés l'ordre du général Joffre de passer à l'offensive. La résistance française, les attaques menées avec vigueur par la division marocaine, les opérations offensives sur Oyes, les reconnaissances du commandant Jette sur Aulnizeux attirent l'attention des différents échelons du commandement allemand.

Ni au Xe corps actif, ni à la Garde, on ne dispose de renforts pour tenir sur la rive nord des marais. L'activité offensive française au delà des marais est peut-être insolite, mais elle existe, on ne peut la négliger. Von Emmich et von Plettenberg en rendent compte. L'arrêt de la Ire division de la Garde, l'envoi de renforts prélevés sur les unités engagées de cette division ne semblent pas une précaution suffisante à von Plettenberg. Il faut davantage. Nous ne savons pas en quels termes furent rédigés les comptes rendus de von Emmich et du commandant du corps de la Garde, mais il est permis de penser qu'ils furent pessimistes et tendancieux. Surpris par notre résistance, effrayés par les pertes des 6 et 7 septembre, ils ont dû demander l'entrée en ligne des réserves d'armée. Et cette malheureuse réserve d'armée, qui, le matin, était à Fromentières, dans l'après-midi à Artonges pour être engagée droit au sud, fait un nouveau déplacement dans la. nuit du 7 au 8. Malgré la promesse faite à von Einem de regrouper les deux divisions de son corps d'armée, on envoie la XIV, division d'Artonges à Champaubert, où elle arrive le 8 à 4 heures du matin.

Les historiens allemands (91) ne justifient pas cette entrée en ligne de la XlVe division. Elle ne va guère faire sentir son action le 8 et le 9, nous la verrons engagée à travers les marais, mal appuyée par son artillerie, incapable d'atteindre ses objectifs, tandis qu'elle va manquer à l'aile droite de l'armée. Le général commandant l'armée sera obligé, pour la remplacer, de faire des prélèvements de bataillons ou d'escadrons, afin de les envoyer renforcer la XIIIe division et les opposer à l'avance britannique.

Dans la matinée du 7, von Bülow a signalé à von Hausen que son aile droite est fortement engagée contre un ennemi renforcé, qui paraît supérieur en nombre, et que son aile gauche doit continuer son mouvement offensif auquel la IIIe armée est priée de prêter tout son. appui. Dans la journée, l'armée saxonne ne peut répondre que très imparfaitement au désir exprimé par la IIe armée. Ce n'est pas par manque d'ardeur, la XXXIIe division s'est efforcée d'attaquer et de progresser, la XXIIIe division de réserve a été poussée en avant, mais les progrès sont nuls. La résistance française est très forte et, si les feux d'infanterie, bien que violents, ne sont pas infranchissables, les tirs d'artillerie sont, sur tout le front de la Somme, considérés comme particulièrement dangereux.

Une meilleure organisation du commandement est faite. La XXXIIIe division est séparée du XIIe corps actif par une trentaine de kilomètres, la première division du XIIe corps de réserve est venue au combat à côté d'elle; les deux divisions sont placées sous les ordres du général von Kirchbach, commandant le XIIe corps de réserve. Cette décision est prise vers 18 heures, à y a dorénavant un responsable pour l'aile droite de l'armée saxonne. Les mouvements, des divisions engagées à la gauche de l'armée von Bülow seront plus facilement dirigés et coordonnés. La XXIVe division de réserve a atteint, le 7 au soir, la Marne vers Mareuil. Par suite des marches forcées qu'elle est en train de faire, il y a de très nombreux éclopés; elle reçoit l'ordre de pousser, le 8, sur Vatry, avec la mission de s'opposer par tous les moyens à toute progression de l'ennemi sur Châlons. Son entrée en ligne ne peut être envisagée que tardivement dans la soirée du 8.

Il faut pourtant agir. Les combats de toute la journée ont montré que l'ordre du général Joffre s'exécute, que les plans du haut commandement allemand sont contrecarrés. L'appel au secours de la Garde, l'émoi causé par les attaques françaises en direction de Saint-Prix et d'Aulnizeux imposent la nécessité de faire quelque chose. Or, il est impossible d'obtenir la supériorité du feu d'artillerie avant de passer à l'attaque proprement dite. La coopération de la Garde et des Saxons n'a pas pu être réalisée complètement. Il importe de prendre de meilleures dispositions pour la journée du lendemain.

Hausen conclut que, seule, une attaque, vigoureuse de l'aile gauche de la IIe armée, de l'aile droite de la IVe armée et de la IIIe armée permettrait de connaître le point faible de l'ennemi et provoquerait la décision. Une telle action percerait le front français et paralyserait l'offensive des troupes françaises, supérieures en nombre, dirigée contre l'aile droite allemande. Pour réaliser la surprise et pour éviter le plus possible les tirs de l'artillerie française, Hausen envisage une attaque de nuit, sans préparation d'artillerie, à la baïonnette, l'assaut étant poussé sans arrêt jusqu'aux positions des batteries ennemies. Pour obtenir l'adhésion de von Bülow et du duc de Würtemberg, Hausen envoie des officiers de liaison. Il demande au commandant de la IIe armée de faire attaquer la Garde en même temps que les Saxons et de mettre la division la plus proche de la IIIe armée aux ordres du général von Kirchbach. Le commandant du XIIe corps de réserve aurait le commandement d'un groupement de trois divisions appartenant à deux armées; la liaison serait établie ainsi sans conteste. Le général von Bülow acquiesce à cette demande

Le duc de Würtemberg, de son côté, prescrit l'attaque du VIIIe corps en même temps que l'attaque de l'aile gauche de la IIIe armée. A 22 heures, le XIIe corps de réserve reçoit l'ordre en vue de l'attaque très matinale du lendemain, et un quart d'heure plus tard, le général von Hausen rend compte au grand quartier général allemand : « Attaque à la baïonnette le 8 au point du jour, avec toutes les troupes disponibles. Les ailes voisines des IIe et IVe armées attaquent avec nous. »

Cependant, la situation ne paraît pas encore très satisfaisante. Dans l'après-midi, on apprend que l'empereur est à Suippes et a l'intention de venir à Châlons. On met tout en oeuvre pour le dissuader. Il ne paraît pas prudent, au point de vue de sa sécurité, d'encourager le séjour à Châlons du « Seigneur de la guerre ». La bataille n'est pas, encore gagnée!


CHAPITRE VI --- L'attaque allemande (8 septembre)
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