ÉTUDES ET DOCUMENTS SUR LA GUERRE

La violation de la neutralité belge
et luxembourgeoise
par l'Allemagne

par

ANDRÉ WEISS
Membre de I'Institut.
Professeur de Droit international à l'Université de Paris.

LIBRAIRIIE ARMAND COLIN
103, Boulevard Saint-Michel, PARIS, 5e.

1915

COMITÉ DE PUBLICATION

MM. ERNEST LAVISSE, de l'Académie française, Président.

CHARLES ANDLER, professeur à l'Université de Paris.
JOSEPH BÉDIER, professeur au Collège de France.
HENRI BERGSON, de l'Académie française.
ÉMILE BOUTROUX, de l'Académie française.
ERNEST DENIS, professeur à l'Université de Paris.
ÉMILE DURKHEIM, professeur à l'Université de Paris.
JACQUES HADAMARD, de l'Académie des Sciences.
GUSTAVE LANSON, professeur à l'Université de Paris.
CHARLES SEIGNOBOS, professeur à l'Université de Paris.
ANDRÉ WEISS, de l'Académie des Sciences morales et politiques.

Adresser les communications au secrétaire du Comité
M. ÉMILE DURKHEIM, 4, Avenue d'Orléans, PARIS, 14e.


TABLE DES MATIÈRES

 I. --- La neutralité de la Belgique et du Luxembourg.

 Ce que c'est que la neutralité perpétuelle
 La neutralité de la Belgique.
 La neutralité du Luxembourg.

 II. --- L'Allemagne, garante de la neutralité belge et luxembourgeoise, méconnaît ses engagements Internationaux.

 Violation de la neutralité du Luxembourg par l'Allemagne (2 août 1914)
 Violation de la neutralité de la Belgique par l'Allemagne (4 août 1914)
 Ultimatum allemand (2 août 1914).
 Réponse belge (3 août 1914)
 Appel par la Belgique aux Puissances garantes
 Assurances données par la France
 L'équivoque allemande
 Ultimatum anglais et conversations anglo-allemandes
 Déclaration de guerre de la Grande-Bretagne à l'Empire allemand (4 août 1914)
 La Triple-Entente en action.

 III. --- Vaines tentatives et vaines excuses de l'Allemagne pour se soustraire à la réprobation universelle.

 Propositions de paix à la Belgique Accusations contre la France
 Accusations contre la Belgique et contre l'Angleterre
 Résistance de la Belgique à la volonté divine
 Conception allemande de la neutralité.
 Excuse tirée de la nécessité.


LA VIOLATION DE LA NEUTRALITÉ BELGE ET LUXEMBOURGEOISE
PAR L'ALLEMAGNE

 

I. --- La neutralité de la Belgique et du Luxembourg.

Ce que c'est que la neutralité perpétuelle. --- Lorsqu'une guerre éclate entre deux ou plusieurs États, les Puissances tout d'abord étrangères au conflit sont ordinairement juges de l'attitude qu'elles observeront au cours des hostilités. Suivant les suggestions de leur intérêt, elles se déclarent en faveur de l'un des belligérants ou elles décident d'observer la neutralité, promettant par là de ne prêter aucun appui, direct ou indirect, aux armées qui vont entrer en campagne. Mais cette abstention n'est pas toujours volontaire; elle est quelquefois imposée par les traités internationaux, qui font à tel État, quoiqu'il arrive et sauf le cas d'agression, le devoir rigoureux de ne participer, dans l'avenir, à aucune entreprise belliqueuse, et de n'entretenir avec ses voisins que des relations exclusivement pacifiques: c'est la neutralité perpétuelle ou permanente.

Cette neutralité, que l'antiquité n'a pas connue, a toujours un caractère contractuel; par cela même qu'elle implique une restriction à la souveraineté de l'État qui l'accepte ou qui la subit, elle ne peut résulter que d'un traité.

Tantôt elle est sollicitée par un État faible, qui, se rendant compte de l'impossibilité où il se trouve de défendre son indépendance avec ses propres ressources, renonce lui-même au droit de faire la guerre, et se place sous la sauvegarde de Puissances mieux armées, intéressées au maintien de son existence. L'État neutre s'interdit ainsi tout agrandissement territorial et toute ambition politique; la sécurité qu'il s'assure est à ce prix.

Tantôt la neutralité est une servitude, mise, dans l'intérêt général, à la charge d'un État qui est, à raison de sa situaiion géographique, à même de former une barrière entre les Puissances voisines. Dans ce cas, elle a pour objet principal d'assurer au monde les bienfaits de la paix, en prévenant, par un obstacle juridique, des chocs et des compétitions entre des États qui pourraient être tentés d'inféoder à leur politique ou à leur action militaire la nation plus faible, sur laquelle portent leurs convoitises ; elle les sépare par une zone inviolable, par une sorte d'État-tampon.

Le royaume de Belgique et le Grand-Duché du Luxembourg sont des États neutres.

La neutralité de la Belgique. --- Pour la Belgique, cette neutralité remonte aux événements de 1850: elle a été le corollaire et la condition de son indépendance.

En 1815, les Puissances alliées s'étaient avant tout préoccupées de prendre des précautions contre les rêves ambitieux qu'elles prêtaient à la France vaincue. Le Congrès de Vienne avait déclaré "territoires vacants" les anciennes provinces belges qui faisaient partie de l'Empire français; et puisque ces provinces n'appartenaient à personne, il avait cru pouvoir les réunir à la Hollande, pour former un nouveau royaume, le royaume des Pays-Bas, qui, semblait-il, serait assez fort pour résister, le cas échéant, à nos armées. Et l'œuvre de défense ainsi commencée, les alliés la complétèrent en signant, le 15 novembre 1818, avec les Pays-Bas, la convention dite des forteresses, en vertu de laquelle un certain nombre de forteresses des Pays-Bas devaient recevoir des garnisons anglaises et prussiennes, dès que le casus fœderïs serait déclaré contre la France; c'était en définitive revenir au système inauguré par le traité de barrière de 1715, qui avait déjà reconnu à la Hollande le droit d'occuper militairement quelques villes frontières appartenant à la Belgique, alors soumise à la domination autrichienne, en vue de se mettre éventuellement à l'abri d'une invasion française.

Toutes ces précautions furent déjouées par la Révolution de 1830. La proclamation de l'indépendance de la Belgique vint démontrer la fragilité de la barrière élevée par le Congrès de Vienne. En vain le roi des Pays-Bas fit-il appel à l'Europe pour la rétablir, et pour recouvrer l'intégrité de son royaume.

Une conférence des cinq grandes Puissances (Autriche, France, Grande-Bretagne, Prusse et Russie), réunie à Londres le 11 novembre 1850, ne crut pas pouvoir aller contre la force des choses et contre le sentiment populaire, et revenir sur le fait accompli.

Dès le 20 décembre, elle déclarait le royaume des Pays-Bas dissous, et autorisait le Gouvernement provisoire de Bruxelles à envoyer des délégués à Londres. Le protocole du même jour ajoutait que "la conférence allait discuter et concerter les nouveaux arrangements les plus propres à combiner l'indépendance future de la Belgique avec les intérêts et la sécurité des autres Puissances et avec l'équilibre européen."

L'arrangement ainsi annoncé, qui devait garantir à la fois l'indépendance de la Belgique, la sécurité des autres Puissances et le maintien de l'équilibre européen, aboutit à la proclamation de la neutralité perpétuelle du nouvel État. Puisqu'on devait renoncer à faire de la Belgique, réunie aux Pays-Bas, un seul royaume, assez fort pour se défendre lui-même, la conférence eut recours au procédé qui avait déjà servi à l'Europe, en 1815, pour soustraire la Suisse à l'influence de ses voisins, et pour fermer aux conquérants de l'avenir les routes d'invasion qui la traversent.

Le protocole du 20 janvier 1851, qui a fixé les bases de la séparation de la Belgique et de la Hollande, était ainsi conçu, dans son article 5 :

"La Belgique formera un État perpétuellement neutre. Les cinq Puissances lui garantissent cette neutralité perpétuelle, ainsi que l'inviolabilité de son lerritoire."

Ce protocole fut un peu plus lard confirmé, d'abord par le traité du 26 juin 1831, connu sous le nom de traité des 18 articles, puis par le traité du 15 octobre suivant, dit des 24 articles, auquel le nouveau royaume (le Belgique adhéra un mois après (15 novembre 1851), et dont l'article 9 affirme,une fois de plus, sa neutralité perpétuelle. Une clause additionnelle, un 25e article, assure la Belgique de la garantie des cours d'Autriche, de France, de Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.

Tous ces engagements ont été renouvelés, développés et précisés par les traités du 19 avril 1839.

La neutralité du Luxembourg. --- Le Grand-Duché du Luxembourg se trouve, au point de vue de la neutralité, dans une situation analogue à celle de la Belgique

Après la dissolution de la Confédération germanique, à laquelle les traités de Vienne l'avaient rattaché, et l'échec des négociations tendant à son annexion à l'Empire français, le cabinet britannique provoqua la réunion, à Londres, en 1867, d'une conférence, en vue de fixer le régime international de ce petit pays. A cette conférence prirent part, avec les cinq Puissances énumérées ci-dessus, l'Italie, devenue grande Puissance, et la Belgique elle-même ; et le résultat de ses travaux fut le traité du 11 mai 1867.

Le traité de Londres, tout en maintenant l'union personnelle du Luxembourg avec les Pays-Bas, sous le sceptre commun de la maison d'Orange-Nassau, tout en laissant subsister ses rapports douaniers avec le Zollverein allemand, en a fait, à la demande de la elle-même(1), un État perpétuellement neutre, sous la garantie de l'Europe. L'article 2 de ce traité s'exprime ainsi : "Le Grand-Duché de Luxembourg formera désormais un État perpétuellement neutre. Il sera tenu d'observer cette même neutralité envers tous les autres États. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à respecter le principe de neutralité stipulé par le présent article. Ce principe est et demeure placé sous la sanction de la garantie collective des Puissances signataires du présent traité, à l'exception de la Belgique, qui est elle-même un État neutre. ª

Telle est encore aujourd'hui en droit la condition du Grand-Duché du Luxembourg. M. Eyschen, son premier délégué aux Conférences de La Haye, l'a formellement déclaré à la séance du 6 juin 1899; et il a été donné acte de cette déclaration.

La neutralité luxembourgeoise, comme la neutralité belge, est garantie par les Puissances. Les Puissances, la Prusse en particulier, se sont engagées, non seulement à respecter elles-mêmes, mais encore à faire respecter les neutralités ainsi proclamées. On a pu discuter sur l'étendue des devoirs que cette garantie, individuelle ou collective, implique, dans le cas où l'État, neutre viendrait à être attaqué;, mais on n'a jamais mis en doute l'obligation pour les garants de ne rien entreprendre eux-mêmes contre les droits qu'ils ont promis de défendre.

 

II. - L'Allemagne, garante de la neutralité belge et luxembourgeoise,
méconnaît ses engagements internationaux.

L'obligation ainsi prise à la face du monde, et consacrée par des traités solennels, l'Empire allemand l'a foulée aux pieds.

Violation de la neutralité du Luxembourg par l'Allemagne (2 août 1914). --- Dès le 2 août 1914, avant que la guerre eût été déclarée à la France, le sol luxembourgeois était envahi par les troupes allemandes, aucun avis préalable, aucun ultimatum n'avait été adressé au gouvernement grand-ducal; aucun prétexte n'avait même été allégué pour expliquer une agression, dont l'accumulation de forces nombreuses à la frontière, depuis de longues années, ainsi que la construction des camps d'Elsenborn et de Wasserliesch, et le dispositif adopté pour les voies ferrées, trahissaient assez l'évidente et lointaine préméditation.

Désarmé dans ses forteresses abattues par le traité de 1867, le grand-duché du Luxembourg était dans l'impossibilité de se défendre; il ne pouvait que protester.(2) Et voici en quels termes M. Paul Eyschen, Ministre d'État, Président du Gouvernement, a pris les cabinets des Puissances garantes à témoin de la violence qui était faite à son pays :

"J'ai l'honneur de porter à la connaissance de Votre Excellence les faits suivants :

"Dimanche, 2 aoùt, de grand matin, les troupes allemandes, d'après des informations qui sont parvenues au Gouvernement grand-ducal à l'heure actuelle, ont pénétré sur le territoire luxembourgeois par les ponts de Wasserbillig et de Remich, se dirigeant spécialement vers le sud du pays et vers la ville de Luxembourg, capitale du grand-duché.

Un certain nombre de trains blindés, avec des troupes et des munitions, ont été acheminés par la voie du chemin de fer de Wasserbillig à Luxembourg, où l'on attend de les voir arriver d'un instant à l'autre.

"Ces faits impliquent des actes manifestement contraires à la neutralité du grand-duché, garantie par le traité de Londres de 1867.

"Le Gouvernement luxembourgeois n'a pas manqué de protester énergiquement contre celle agression auprès des représenlants de S. M. l'Empereur-de l'Allemagne à Luxembourg.

"Une protestation identique va êlre transmise télégraphiquement au secrétaire d'État pour les affaires élrangères à Berlin."

Luxembourg, 2 aoùt, 1914.

EYSCHEN,
Ministre d'État,
Président du Gouvernement.

Quelques semaines plus tard, le 10 novembre, la grande-duchesse du Luxembourg saisissait l'occasion de l'ouverture de la session parlementaire pour affirmer à nouveau, dans un langage d'une simplicité tragique, les droits méconnus de sa patrie.

"La neutralité du Luxembourg a été violée. Moi et mon Gouvernement nous avons protesté aussitôt, et avisé de notre situation les Puissances garantes de la convention de Londres,. Nos droits ont été méconnus, mais seront maintenus.

"Le Luxembourg ne se considère nullement comme délié de ses obligations de neutralité, et les remplira encore dans l'avenir avec loyauté. Notre protestation subsiste intégrale. La population s'est montrée correcte et pleine de tact vis-à-vis des troupes qui ont passé par notre territoire. Je l'en remercie.

"On ne pourra toutefois pas nous reprocher d'avoir manqué volontairement à nos obligations internationales. Jusqu'à ces temps derniers, le Luxembourg, comme État indépendant, était heureux el a rempli à l'intérieur comme a l'extérieur tous ses devoirs. Il avait démontré qu'il était capable et digne de vivre. Il veut et doit continuer à vivre."

Violation de la neutralité de la Belgique par l'Allemagne (4 août 1914). --- La neutralité de la Belgique, proclamée et conservée avec une dignité jalouse, depuis la naissance de ce royaume à la vie internationale, môme en 1870, alors que retentissait à sa frontière le canon de Sedan, n'a pas pesé d'un poids plus lourd que celle du Luxembourg sur les plans d'offensive brusquée, depuis longtemps élaborés à Berlin. Toutefois le Gouvernement impérial a cru devoir faire au roi Albert l'honneur d'un ultimatum, pour lui notifier ses intentions. Ce document historique porte la date du 2 août 1914 ; le jour même, le ministre allemand à Bruxelles avait donné des assurances qui paraissaient formelles, en ce qui concerne le respect, de la neutralité belge.(3)

ULTIMATUM ALLEMAND (2 AOUT 1914). --- La note, remise au Ministère des affaires étrangères à 7 heures du soir, était ainsi formulée.(4)

"Le Gouvernement allemand a reçu des nouvelles sûres, d'après lesquelles les forces françaises auraient l'intention de marcher sur la Meuse par Givet el Namur; ces nouvelles ne laissent aucun doute sur l'intention de la France de marcher sur l'Allemagne par le territoire belge. Le Gouvernement, impérial allemand ne peut s'empêcher de craindre que la Belgique, malgré sa meilleure volonté, ne soit pas en mesure de repousser avec succès une marche française comportant un plan aussi étendu, de façon à assurer à l'Allemagne une sécurité suffisante contre cette menace; c'est un devoir impérieux de conservation pour l'Allemagne de prévenir cette attaque de l'ennemi.

"Le Gouvernement allemand regretterait très vivement que la Belgique regardât comme un acte d'hostilité contre elle le fait que les mesures des ennemis de l'Allemagne l'obligent à violer aussi, de son côté, le territoire belge. Afin de dissiper tout malentendu, le Gouvernement allemand déclare ce qui suit :

"1° L'Allemagne n'a en vue aucun acte d'hostilité contre la Belgique. Si la Belgique consent, dans la guerre qui va commencer, à prendre une attitude de neutralité amicale vis-à-vis de l'Allemagne, le Gouvernement allemand, de son côté, s'engage, au moment de la paix, à garantir l'intégrité et l'indépendance du royaume dans toute leur ampleur.

"2° L'Allemagne s'engage, sous la condition énoncée, à évacuer le territoire belge aussitôt la paix conclue.

"3° Si la Belgique observe une attitude amicale, l'Allemagne est prête, d'accord avec les autorités du Gouvernement belge, à acheter contre argent comptant tout ce qui est nécessaire à ses troupes et à l'indemniser pour les dom quelconques causés en Belgique par les troupes allemandes.

"4° Si la Belgique se comporte d'une façon hostile contre les troupes allemandes et particulièrement fait des difficultés à leur marche en avant par la résistance des fortifications de la Meuse ou par des destructions de routes, chemins de fer, tunnels on autres ouvrages d'art, l'Allemagne sera obligée, à regret, de considérer la Belgique en ennemie.

"Dans ce cas, l'Allemagne ne pourrait prendre aucun engagement vis-à-vis du royaume, mais elle devrait laisser le règlement ultérieur des rapports des deux États l'un vis-à-vis de l'autre à la décision des armes.

"Le Gouvernement a le ferme espoir que cette éventualité ne se produira pas et que le Gouvernement belge saura prendre les mesures appropriées pour empêcher que des faits comme ceux qui viennent d'être mentionnés ne se produisent.

"Dans ce cas, les relations d'amitié qui unissent les deux États voisins seront maintenues d'une façon durable."

RÉPONSE BELGE (3 AOUT 1914). --- A cette mise en demeure injurieuse et brutale, signifiée par l'une des Puissances garantes de sa neutralité, la Belgique fit, quelques heures après, la fière réponse que voici :(5)

"Par sa note du 2 août 1914, le Gouvernement allemand a fait connaître que, d'après des nouvelles sûres, les forces françaises auraient l'intention de marcher sur la Meuse, par Givet et Namur, et que la Belgique, malgré sa meilleure volonté, ne serait pas en état de repousser sans secours les marches en avant des troupes françaises.

"Le Gouvernement allemand s'estimerait. dans l'obligation de prévenir cette attaque et de violer le territoire belge. Dans ces conditions, l'Allemagne propose au Gouvernement du Roi de prendre vis-à-vis d'elle une attitude amicale et elle s'engage, an moment de la paix, à garantir l'intégrité du royaume et de ses possessions dans toute leur étendue.

"La note ajoute que, si la Belgique fait des difficultés à la marche en avant des troupes allemandes, l'Allemagne sera obligée de la considérer comme ennemie et de laisser le règlement ultérieur des rapports des deux États l'un vis-à-vis de l'autre à la décision des armes.

"Cette note a provoqué chez le Gouvernement du Roi un profond et douloureux étonnement. Les intentions qu'elle attribue à la France sont en contradiction avec les déclarations formelles qui nous ont été faites, le 1er août, au nom du Gouvernement de la République.

"D'ailleurs, si, contrairement à notre attente, une violation de la neutralité belge venait à être commise par la France, la Belgique remplirait tous ses devoirs internationaux et son armée s'opposerait à l'envahisseur avec la plus vigoureuse résistance. Les traités de 1859, confirmés par les traités de 1870, consacrent l'indépendance et la neutralité de la Belgique, sous la garantie des Puissances, et notamment lu Gouvernement de Sa Majesté le roi de Prusse.

"La Belgique a toujours été fidèle à ses obligations internationales; elle a accompli ses devoirs dans un esprit de loyale impartialité; elle n'a négligé aucun effort pour maintenir et faire respecter sa neutralité. L'atteinte à son indépendance, dont la menace le Gouvernement allemand, constituerait une flagrante violation du droit des gens.

"Aucun, intérêt stratégique ne justifie la violation du droit. Le Gouvernement belge, en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l'honneur de la nation, en même temps qu'il trahirait ses devoirs vis-à-vis de l'Europe. Conscient du rôle que la Belgique joue depuis plus de quatre-vingts ans dans la civilisation du monde, il se refuse à croire que l'indépendance de la Belgique ne puisse être conservée qu'au prix de la violation de sa neutralité. Si cet espoir était déçu, le Gouvernement belge est fermement décidé à repousser par toits les moyens en son pouvoir, toute atteinte à son droit."

APPEL PAR LA BELGIQUE AUX PUISSANCES GARANTES. --- Non content d'élever contre les menaces germaniques la protestation du droit, et de se préparer à le défendre par les armes, le Roi des Belges ne manqua pas de faire appel à l'intervention de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie qui, conjointement avec la Prusse, avaient garanti l'indépendance et la neutralité de son pays.

Le cabinet britannique n'avait pas d'ailleurs attendu cet appel pour s'assurer des dispositions de la France et de l'Allemagne, relativement à la neutralité de la Belgique. Dès le début de la mobilisation, Sir Edward Grey avait télégraphié en termes identiques à Paris et à Berlin, pour savoir si les Gouvernements français et allemand étaient respectivement prêts à prendre, comme en 1870, l'engagement de respecter la neutralité belge.

ASSURANCES DONNÉES PAR LA FRANCE.---La réponse française avait été d'une loyale netteté : "Le Gouvernement français est résolu à respecter la neutralité de la Belgique, et ce ne serait que dans le cas où quelque autre Puissance violerait la neutralité que la France pourrait se trouver elle-même dans la nécessité d'agir autrement, dans le but d'assurer sa propre défense".(6). Et M. Klobukowski, ministre de France à Bruxelles, avait déjà, dans diverses entrevues avec M. Davignon, ministre des affaires étrangères, tenu officiellement le même langage.(7)

L'ÉQUIVOQUE ALLEMANDE. --- Tout autre fut l'altitude de l'Allemagne. Sollicité dès 1911, sur le désir du Gouvernement belge, de faire an Reichstag une déclaration propre à apaiser l'opinion publique, mise en éveil par le projet hollandais, concernant les fortifications de Flessingue, M. von Belhmann-Hollweg s'y était refusé, alléguant, qu'une telle déclaration affaiblirait la situation militaire de l'Allemagne vis-à-vis de la France, qui, rassurée du côté du Nord, porterait toutes ses forces sur sa frontière de l'Est.(8) Et, en Juillet, 1911, alors que la guerre était imminente, le secrétaire d'État aux affaires étrangères, M. von Jagow, ne se montra pas plus disposé à prendre envers l'Angleterre l'engagement qui lui était demandé. Visiblement embarrassé, il objecta la nécessité de consulter au préalable l'Empereur et le Chancelier; et comme Sir Edmond Goschen, ambassadeur du Royaume-Uni à Berlin, exprimait l'espoir que la déclaration attendue ne tarderait pas à lui parvenir, le ministre allemand lui enleva toute illusion sur ce point, laissant entendre qu'une réponse, quelle qu'elle fût, aurait, en cas de guerre, l'inconvénient de divulguer une partie du plan de campagne allemand, et ajoutant --- ce qui était faux --que la Belgique était déjà elle-même sortie de la neutralité, en mettant l'embargo sur un chargement de blé, à destination de l'Allemagne.(9)

ULTIMATUM ANGLAIS ET CONVERSATIONS ANGLO-ALLEMANDES. --- Le Foreign-Office était dès lors fixé; toute intervention diplomatique nouvelle était condamnée à l'insuccès; et c'est en pleine connaissance de cause, avec la conscience réfléchie des devoirs que lui imposaient son honneur et le respect de la parole donnée, que le Gouvernement du roi Georges, informé de l'entrée des troupes allemandes en Belgique, manifesta sa ferme volonté de mettre toutes les forces de l'Empire au service du peuple injustement attaqué. Un ultimatum, exigeant une réponse immédiate, avec l'assurance que la neutralité belge serait respectée par l'Allemagne, fut remis le 4 août, par Sir Edmond Goschen à l'Office impérial des affaires étrangères.(10)

Vainement M. von Jagow avait-il essayé, jusqu'au dernier moment, de désarmer la vigilance britannique en protestant de la pureté des intentions de son maître. "Vous voudrez bien, télégraphiait-il au matin du même jour à l'ambassadeur allemand à Londres, réitérer de la façon là plus positive l'assurance formelle que, même en cas de conflit armé avec la Belgique, l'Allemagne s'engage à n'annexer sous aucun prétexte du territoire belge. L'engagement solennel, que nous avons pris à l'égard de la Hollande, de respecter strictement sa neutralité constitue la preuve de la sincérité de la déclaration sus-énoncée. IL EST ÉVIDENT, EN EFFET, QU'IL NE NOUS SERAIT PAS POSSIBLE DE TIRER UN PROFIT QUELCONQUE D'UNE ANNEXION DE TERRITOIRE BELGE SANS NOUS AGRANDIR EN MÊME TEMPS AUX DÉPENS DE LA HOLLANDE. Faites bien comprendre à Sir E. Grey qu'il n'est pas possible à l'armée allemande de s'exposer a une attaque de la France par voie de la Belgique, attaque qui, d'après des renseignements absolument sûrs, a été envisagée par l'état-major français. L'Allemagne se trouve donc contrainte à ne pas tenir compte de la neutralité belge : c'est pour elle une question de vie ou de mort d'empêcher la marche en avant de l'armée française."(11).

Sir E. Goschen a retracé, dans sa lettre ait Foreign-Office, du 8 août 1914(12), les circonstances dramatiques qui ont entouré la remise de l'ultimatum de son Gouvernement à l'Allemagne, c'est une page d'histoire. La surprise, la déception que causent aux hommes d'État de Berlin l'attitude loyale de l'Angleterre et son respect pour les engagements internationaux, s'y expriment sans fard, des paroles sont prononcées, que le monde a entendues avec stupeur, et qui impriment à l'honneur allemand une flétrissure irrémédiable:

"Conformément aux instructions contenues dans votre télégramme du 4 courant, j'allai voir l'après-midi même le secrétaire d'État et lui demandai, au nom du Gouvernement de Sa Majesté britannique, si le Gouvernement impérial s'abstiendrait de violer la neutralité de la Belgique. M. von Jagow répondit immédiatement qu'il regrettait d'avoir à me donner une réponse négative, car, les troupes allemandes ayant franchi la frontière le matin même, la neutralité de la Belgique se trouvait d'ores et déjà violée. M. von Jagow chercha de nouveau à expliquer les raisons qui avaient obligé le Gouvernement impérial à prendre cette mesure, à savoir qu'il leur fallait pénétrer en France par la voie la plus rapide et la plus facile, de manière à prendre une bonne avance dans leurs opérations, et à s'efforcer de frapper quelque coup décisif le plus tôt possible. C'était pour l'Allemagne une question de vie ou de mort, car, si elle avait pris la route plus au Sud, elle n'aurait pu, vu le manque de chemins et la force des forteresses, espérer passer sans rencontrer une résistance formidable, impliquant une grosse perte de temps. Cette perte de temps aurait été autant de gagné par les Russes pour amener leurs troupes sur la frontière allemande. Agir avec rapidité, était le maître atout de l'Allemagne; celui de la Russie était d'avoir d'inépuisables ressources en soldats. Je fis remarquer à M. von Jagow que ce fait accompli, la violation de la frontière belge, rendait, comme il le savait bien, la situation excessivement grave, et je lui demandai s'il n'était pas encore temps de faire un pas en arrière et d'éviter la possibilité de circonstances que lui et moi déplorerions. Il répondit que, pour les raisons qu'il m'avait données, il était maintenant impossible au Gouvernement allemand de faire un pas en arrière .....

"Je dis ensuite que je désirais aller faire visite au Chancelier, car ce serait peut-être la dernière fois que j'aurais l'occasion de le voir. Il me pria de le faire. Je trouvai le Chancelier très agité. Son Excellence commença de suite une harangue qui dura environ vingt minutes. Il dit que la mesure prise par le Gouvernement britannique était terrible au dernier point: RIEN QUE POUR UN MOT "neutralité", un mot dont en temps de guerre on n'avait si souvent tenu aucun compte; BIEN QUE POUR UN CHIFFON DE PAPIER, la Grande-Bretagne allait faire la guerre à une nation de la même famille, qui ne demandait pas mieux que d'être son amie. . . Ce que nous avions fait était inconcevable; c'était frapper par derrière un homme, au moment où il défend sa vie contre deux assaillants. Il tenait la Grande-Bretagne responsable de tous les terribles événements qui pourront se produire. Je protestai avec force contre cette déclaration, et je dis que, autant que lui-même et M. von Jagow avaient voulu me faire comprendre que, pour des raisons stratégiques, c'était pour l'Allemagne une affaire de vie ou de mort d'avancer à travers la Belgique et de violer la neutralité belge, autant je voulais lui faire comprendre à son tour, que c'était pour ainsi dire une affaire DE VIE OU DE MORT pour l'honneur de la Grande-Bretagne de tenir son engagement solennel. Cet engagement était de faire, en cas d'attaque, son possible pour défendre la neutralité de la Belgique. Si ce pacte solennel n'avait pas été tenu, quelle foi aurait-on pu ajouter à l'avenir aux engagements pris par la Grande-Bretagne? Le Chancelier reprit : Mais à quel prix ce pacte aura-t-il été tenu? Le Gouvernement britannique y a-t-il songé? Je lui donnai à entendre aussi clairement, que possible que la crainte des conséquences ne pouvait guère être considérée comme une excuse pour la rupture d'engagements solennels --- mais il était dans un tel état d'excitation, si évidemment démonté par la nouvelle de notre action, et si peu disposé à entendre raison, que je m'abstins de jeter de l'huile sur le feu, en argumentant davantage."

DÉCLARATION DE GUERRE DE LA GRANDE-BBETAGNE A L'EMPIRE ALLEMAND (4 AOUT 1914). --- La Grande-Bretagne ne devait pas tarder à passer des paroles aux actes. Le 5 août, à minuit 15, la note officielle suivante était publiée à Londres: "Par suite du rejet sommaire par le Gouvernement allemand de la requête à lui adressée par le Gouvernement de Sa Majesté, réclamant l'assurance que la neutralité de la Belgique serait respectée, l'ambassadeur de Sa Majesté a reçu ses passeports et le Gouvernement de Sa Majesté a déclaré, au Gouvernement allemand que l'état de guerre existait entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne, à compter du 4 août, 11 heures du soir."

LA TRIPLE-ENTENTE EN ACTION.--- La France, à laquelle l'Empire allemand avait déclaré la guerre, quelques heures auparavant, sous le plus futile et le plus mensonger des prétextes, et la Belgique traîtreusement envahie pouvaient donc compter, dans leur résistance à l'agresseur, sur l'appui sans réserve de l'Angleterre. Et depuis plusieurs mois, les soldats alliés, unis par une indissoluble fraternité d'armes, luttent de vaillance sur les champs de bataille du Nord, opposant à la ruée germanique le rempart de leurs poitrines et leur volonté de vaincre, tandis qu'à l'Est, à la frontière de la Prusse orientale, de la Posnanie et de la Silésie, gronde le tumulte de l'invasion prochaine.

 

III. Vaines tentatives et vaines excuses de l'Allemagne
pour se soustraire à la réprobation universelle.

La violation de la neutralité de la Belgique par les troupes impériales, au mépris des promesses solennelles consacrées par la signature des ancêtres de Guillaume II, a provoqué partout une émotion indignée. Les États neutres, encore réfractaires à la "culture" germanique, se sont sentis menacés dans leur propre sécurité par l'éventualité d'une victoire de l'Allemagne, qui ferait la défaite de la civilisation. Un cri de réprobation s'est élevé de toutes parts, et le traitement cruel infligé "au petit peuple à la grande âme"(13), la dévastation et le pillage sans excuse de ses villes désarmées, la destruction des admirables monuments de son histoire et de sa foi, le supplice froidement ordonné de tant d'habitants inoffensifs, dont le seul crime avait été de croire à la sainteté des traités, ont gagné à la cause des alliés les sympathies les plus précieuses et les plus désintéressées. Celte cause apparaît à tous désormais comme celle du droit contre la barbarie, comme celle de la liberté et de l'indépendance des peuples contre un rêve insensé de domination universelle.

Sûr de sa force, confiant dans le succès de l'attaque brusquée qu'il méditait contre la France, le Gouvernement allemand était loin de prévoir un tel déchaînement de l'opinion. Vainement essaya-t-il encore, après la chute de Liége, d'arrêter l'héroïque résistance des Belges par de nouvelles promesses.

Propositions de paix à la Belgique. --- Le 9 août, le ministre de Belgique à La Haye recevait communication du document officiel suivant, immédiatement transmis au Gouvernement royal :

"La forteresse de Liège a été prise d'assaut après une défense courageuse. Le Gouvernement allemand regrette le plus profondément, que, par suite de l'attitude dit Gouverne ment belge contre l'Allemagne, on en soit arrivé à des rencontres sanglantes. L'Allemagne ne vient pas en ennemie en Belgique. C'est seulement par la force dés événements qu'elle a dû, à cause des mesures militaires de la France, prendre la grave détermination d'entrer en Belgique et d'occuper Liège comme point d'appui pour ses opérations militaires ultérieures. Après que l'armée belge a, dans une résistance héroïque contre une grande supériorité, maintenu l'honneur de ses armes de la façon la plus brillante, le Gouvernement allemand prie Sa Majesté le Roi et le Gouvernement belge d'éviter à la Belgique les horreurs ultérieures de la guerre.

"Le Gouvernement allemand est prêt à tout accord avec la Belgique, qui peut se concilier de n'importe quelle manière avec son conflit avec la France. L'Allemagne assure encore une fois solennellement qu'elle n'a pas été dirigée par l'intention de s'approprier le territoire belge, et que cette intention est loin d'elle. L'Allemagne est encore toujours prête à évacuer la Belgique, aussitôt que l'état de la guerre le lui permettra."(14)

La réponse de la Belgique à ces protestations hypocrites se devine. Le Gouvernement d'Albert Ier était payé pour savoir ce que vaut l'amitié allemande et ce que valent les promesses allemandes. Un refus dédaigneux accueillit les étranges ouvertures venues de Berlin: "La proposition que nous fait le Gouvernement allemand reproduit la proposition qui avait été formulée dans l'ultimatum du 2 août. Fidèle à ses devoirs internationaux, la Belgique ne peut que réîtérer sa réponse à cet ultimatum, d'autant plus que, depuis le 5 août, sa neutralité a été violée, qu'une guerre douloureuse a été portée sur son territoire, et que les garants de sa neutralité ont loyalement et immédiatement répondu à son appel." (15).

Renonçant à faire de la noble nation belge la complice résignée de ses convoitises, l'Allemagne n'a cependant pas reculé devant la tâche impossible de chercher à justifier l'agression commise; elle a essayé de faire violence à l'opinion publique; et pour cela elle a fait appel à l'imagination de ses publicistes et de ses hommes d'État; elle a mis en œuvre toute la subtilité de ses docteurs; elle a mobilisé ses intellectuels.

Accusations contre la France. --- Déjà, M. de Schoen, dans le texte même de la déclaration de guerre qu'il avait remise, le 3 août, au quai d'Orsay, avait prétendu faire remonter à la France la responsabilité de l'atteinte portée à la neutralité belge : "Plusieurs aviateurs militaires français, était-il dit dans ce document historique, ont manifestement violé la neutralité de la Belgique, survolant le territoire de ce pays. "(16)

A cette allégation inexacte, M. Viviani, ministre des affaires étrangères de la République, n'avait pas manqué d'opposer un démenti formel.(17) Mais eût-elle été fondée, les incursions aériennes dénoncées n'auraient pu constituer une violation de la neutralité de la Belgique, par ce motif péremptoire que l'état de guerre n'existait pas encore à la date du 3 août entre ses voisins. La France a-t-elle vu un acte d'hostilité dans l'atterrissage, sur notre sol, d'un Zeppelin et de divers aéroplanes militaires allemands, au cours de ces dernières années? En temps de paix, des incidents de ce genre n'ont d'autre importance que celle que les intéressés sont disposés à leur accorder, el la diplomatie est là pour empêcher qu'ils dégénèrent en conflit. Or le Gouvernement belge ne paraît avoir formulé aucune réclamation au sujet d'une prétendue violation de ses frontières par nos aviateurs. Laissons donc de côté cette légende, aussi bien que celle qui, sur la foi de témoins oculaires, fait occuper la ville de Bruxelles, dès le mois de juillet, par des régiments français. Le ministre d'Allemagne en Belgique aurait gravement manqué au devoir de sa charge, en ne signalant pas à son Gouvernement la présence insolite de soldats étrangers au lieu de sa résidence. Et il s'est bien gardé de prendre à son compte une pareille invention. Ces aviateurs et ces soldats fantômes devaient appartenir au même corps que les officiers français, déguisés en automobilistes, dont le général von Emmich, commandant en chef l'armée de la Meuse, signalait, dès le 4 août, dans sa proclamation à la Belgique envahie par ses troupes, le passage en territoire neutre, vers la frontière allemande.(18)

La France n'avait donc pas devancé l'Allemagne dans la violation de la neutralité belge. Aucun fait, sérieusement contrôlé, n'a pu être relevé à sa charge : ses ennemis eux mêmes sont forcés de le reconnaître. Aussi, pour légitimer leur action, préfèrent-ils se réfugier dans le domaine plus complaisant des intentions; ils n'hésitent pas à incriminer les projets de l'état-major français : Les armées françaises n'avaient pas encore franchi la frontière de la Belgique, au jour de l'ultimatum allemand, c'est vrai; mais elles n'auraient éprouvé aucun scrupule à la franchir, elles se proposaient, de la franchir, elles l'auraient sûrement franchie, si on leur en avait laissé le temps. Peut-on faire un grief à l'Allemagne d'avoir gagné le prix dans une lutte de vitesse, dont l'enjeu était l'existence même de l'Empire? C'est là la seule raison, mise en avant par le Gouvernement de Berlin, dans sa note à la Belgique, pour expliquer l'occupation imminente de son territoire. Il se fonde uniquement sur "les nouvelles sures, d'après lesquelles les forces françaises auraient l'intention de marcher sur la Meuse, par Givet et Namur, et qui ne laissent aucun doute sur l'intention de la France de marcher sur l'Allemagne par le territoire belge."(19)

A cette affirmation audacieuse la réponse est facile. Si la France avait préparé l'attentat dont le Gouvernement impérial, la jugeant à sa mesure, a osé lui prêter le dessein criminel, aurait-elle, quelques jours auparavant, réitéré aux cabinets de Londres et de Bruxelles l'engagement de rester fidèle au traité qui avait garanti, sous sa signature et sous la signature de la Prusse, la neutralité du royaume de Belgique, et aurait-elle ainsi souligné son parjure? Quel intérêt d'ailleurs la France aurait-elle eu à porter l'invasion et la guerre sur le territoire belge, sans y avoir été provoquée?

Sa frontière de l'Est était, de l'aveu même du Gouvernement impérial, formidablement armée, hérissée de retranchements inexpugnables, où elle pouvait attendre en toute sécurité, comme l'événement l'a prouvé, les assauts de l'ennemi et briser sa puissance militaire, avant de prendre l'offensive, qui doit décider de la victoire. Et il n'est pas nécessaire d'être un stratège averti pour taxer de folie le plan qui aurait consisté à déserter l'abri de nos forteresses, pour traverser un pays justement soulevé contre nous, pour affronter une armée, dont nos chefs connaissaient la valeur, avant d'aborder les masses allemandes rassemblées sur le Rhin. Tout démontre que c'est dans la Lorraine demeurée française que nos armées se préparaient à soutenir le choc. En vain les écrivains militaires les plus réputés de l'Allemagne avaient-ils multiplié les avertissements à l'adresse de la France, en annonçant, dans leurs livres sur la guerre future, que la Belgique en serait le premier théâtre. En vain les camps de concentration créés aux portes de la Belgique et d'innombrables lignes de chemins de fer stratégiques avaient-ils inscrit sur le sol même la menace allemande. Confiants malgré tout dans la loyauté de nos adversaires, persuadés, ainsi que le vénérable M. Beernaert, mort à temps pour ne pas assister à la ruine et à la dévastation de son pays, que "la Belgique ne pouvait pas être envahie(20), nos chefs militaires s'étaient bornés à prendre sur la frontière du Nord, complètement dégarnie de forteresses, les mesures les plus indispensables, réservant tout leur effort et accumulant leurs meilleures troupes, en vue d'une action aux confins de l'Alsace. Et c'est précisément la nécessité de modifier le plan primitif de nos opérations, et de revenir en toute hâte, pour voler au secours de la Belgique., qui explique les premiers insuccès de la campagne dans les Flandres, dus à l'écrasante supériorité numérique allemande sur ce point. La retraite de l'armée française sur la Marne, couronnée par l'éclatante victoire du général Joffre, n'a pas d'autre cause.

Accusations contre la Belgique et contre l'Angleterre. --- La thèse de la préméditation française, justifiant la violation préventive de la neutralité belge par l'Allemagne, est donc singulièrement fragile. Aussi les défenseurs de la "culture" allemande et de l'honneur allemand ont-ils essayé de la renforcer, en rejetant sur l'infortunée Belgique la responsabilité de l'attentat dont elle est la victime.

Ils ont prétendu qu'un accord, dirigé contre l'Allemagne, avait été, depuis plusieurs années, concerté entre la Belgique, oublieuse des devoirs que lui imposait sa neutralité, et la Grande-Bretagne, garante de cette neutralité; et ils ont cherché la preuve de cette complicité, immorale dans les archives militaires, saisies et dépouillées par l'état-major allemand, après l'occupation de Bruxelles. ils ont affirmé, sur la foi de documents empruntés à ces archives, et reproduits photographiquement par la presse d'outre-Rhin, qu'un plan de coopération par les armes avait été, dès 1906, élaboré entre le ministère de la guerre de Belgique et l'attaché militaire anglais. Dès lors, le peuple félon n'a reçu que le juste châtiment de sa déloyauté. Son sol ravagé, ses cités détruites, ses monuments incendiés, ses habitants fusillés on envoyés sur les chemins de l'exil, lui enseigneront le respect des traités qu'il s'apprêtait à violer, et dont l'honnête Allemagne s'est, bien malgré elle, constituée la gardienne et le vengeur.

Une première objection se présente. La raison de la violation de la neutralité de la Belgique, les Allemands l'ont criée très haut, an moment même où ils ont commis l'attentat. Ils se sont bornés alors à plaider la force majeure et l'excuse de nécessité loin de faire aucun reproche à la Belgique, ils ont reconnu que le droit des gens était violé à son détriment, par le fait de l'Allemagne, allant jusqu'à promettre d'indemniser les victimes de son agression.

La nécessité, voilà le vrai motif de l'agression allemande. C'est sur ce motif qu'elle doit être jugée.

On appréciera tout à l'heure la portée des documents ultérieurement saisis à Bruxelles. Mais, avant de les discuter, établissons un principe incontestable.

Il est naturel, il est légitime qu'un État neutre, préoccupé de tenir ses engagements et de faire honneur à sa parole, prenne a l'avance, en temps de paix, les mesures propres a défendre sa neutralité, de quelque côté qu'elle soit menacée, et que, non content d'augmenter sa force militaire, ainsi qu'il en a le devoir, il sollicite l'appui éventuel des Puissances garantes, (tout le désintéressement dans le conflit qui se prépare paraît certain. C'est là un acte de simple prévoyance. Et si cette prévoyance, montrée par la Belgique, a pu paraître viser plus directement l'Allemagne, c'est que les hommes d'État de l'Empire n'avaient rien dit pour dissiper les soupçons provoqués par son attitude équivoque, et que son état-major ne faisait pas mystère de ses intentions.

La neutralité ne serait qu'un mot, pour reprendre l'expression de M. von Bethmann-Hollweg, si les petites nations, auxquelles l'Europe l'a imposée, dans un intérêt commun, n'avaient pas le droit, alors qu'il en est encore temps, de prévenir sa violation, et devaient assister impassibles aux attentats qui se préparent. La menace est pour tous les neutres; et la Suisse, le seul État perpétuellement neutre en Europe dont les armées allemandes aient jusqu'ici respecté le territoire, l'a vivement ressentie. Un journal en langue allemande du canton de Saint-Gall, l'Ostschweitz, peu favorable en général à la Triple-Entente, a relevé avec énergie ce que la théorie émise par la presse germanique, et en particulier par la Gazette de l'Allemagne du Nord, a d'inacceptable; il revendique hautement pour les États neutres le droit de conclure une alliance défensive en vue de protéger leur neutralité.

"Les États dont la neutralité est garantie par les traités internationaux devraient être assez forts pour sauvegarder leur nationalité les armes à la main. Mais ce ne sera pour ainsi dire jamais le cas pour les petits États neutres de l'Europe, et c'est pourquoi nous devons revendiquer, en principe pour tout État neutre le droit de s'assurer l'appui d'un tiers, s'il apprend de source certaine que sa neutralité est sérieusement menacée par un de ses voisins. Comment le cas pourrait-il se présenter en Suisse? Admettons que le Conseil fédéral apprenne de source certaine que notre voisin X ou Y ait l'intention, à une occasion quelconque, de violer notre neutralité et d'envahir notre territoire. Aurions-nous le droit de conclure dans celle éventualité une alliance défensive avec une autre Puissance? Assurément. Nous estimons qu'une convention de ce genre, destinée à protéger notre neutralité menacée, découle du droit d'un État à l'existence et du souci de sa conservation. Refuser ce droit à un État neutre et indépendant équivaudrait à lui demander de se livrer pieds et poings liés ait plus fort, alors même qu'il aurait prévu le danger depuis longtemps. Nous prétendons que les États neutres doivent revendiquer hautement ce droit et le défendre jusqu'à, la dernirère extrémité." (21).

Au surplus, ces fameux documents, si perfidement exploités, que disent-ils ? Ils n'indiquent nullement l'existence d'une alliance, même défensive, entre la Grande-Bretagne et la Belgique. Aucun accord n'a jamais été conclu. Un communiqué officiel de la Légation belge en France a remis les choses au point. Les rapports dont les autorités allemandes se sont emparées à Bruxelles et dont ou fait tant de bruit relatent simplement des conversations tenues à Bruxelles plusieurs années avant le conflit actuel, entre le chef de l'état-major général et l'attaché militaire britannique, en prévision d'une violation possible du territoire belge par l'un de ses voisins :

"Le colonel Barnardiston, attaché militaire à la Légation britannique, s'est rendu, à la fin de janvier 1906, chez le chef de la première direction au Ministère de la guerre, le général Ducarne, et il a eu avec lui un entretien. Le colonel Barnardiston a demandé au général Ducarne si la Belgique était prête à défendre sa neutralité. La réponse a été affirmative. Il s'enquit ensuite du nombre de jours nécessaires pour la mobilisation de notre armée. --- Elle s'opère en quatre jours, a dit le général. --- Combien d'hommes pouvez-vous mettre sur pied? poursuivit l'attaché militaire. --Le général a confirmé que nous mobiliserions 100.000 hommes. --- Après avoir reçu ces indications, le colonel Barnardiston a déclaré qu'en cas de violation de notre neutralité par l'Allemagne, l'Angleterre enverrait en Belgique 100.000 hommes pour nous défendre. Il a insisté encore sur la question de savoir si nous étions prêts à résister à une invasion allemande. --- Le général a répondu que nous étions prêts à nous défendre, à Liège contre l'Allemagne, à Namur contre la France, à Anvers contre l'Angleterre. --- Il y eut ensuite plusieurs entretiens entre le chef de l'état-major et l'attaché militaire sur les mesures que l'Angleterre prendrait en vue d'exécuter la prestation de la garantie. En se livrant à cette étude, le chef de l'état-major n'a accompli que son devoir le plus élémentaire, qui était précisément d'étudier les dispositions destinées à permettre à la Belgique de repousser seule ou avec l'aide des garants une violation de sa neutralité. Le 10 mai 1906, le général Ducarne adresse au ministre de la guerre un rapport sur ses entretiens avec l'attaché militaire britannique. Dans ce rapport, il est marqué à deux reprises que l'envoi du secours anglais en Belgique serait subordonné à la violation de son territoire. Bien plus, une note marginale du ministre, que, par surcroît de perfidie, la Gazette du Nord ne traduit pas, afin qu'elle échappe à la majorité des lecteurs allemands, établit indubitablement que l'entrée des Anglais en Belgique ne se ferait qu'après la violation de notre neutralité par l'Allemagne. La suite des événements a suffisamment prouvé que ces prévisions étaient justifiées. Ces entretiens fort naturels entre le chef de l'état-major et l'attaché militaire britannique démontrent simplement les sérieuses appréhensions de l'Angleterre au sujet de la violation par l'Allemagne de la neutralité de la Belgique. Ces appréhensions étaient-elles légitimes? Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les ouvrages des grands écrivains militaires allemands de l'époque, von Bernhardi, von Schliefenbach, von der Goltz"(22)

Après ces explications détaillées et loyales, que reste-t-il de l'accusation de duplicité portée par l'Allemagne contre sa glorieuse victime? Le gouvernement belge a fait ce qu'il avait le devoir de faire, pour assurer la sécurité de son territoire, garantie par des traités solennels; il n'a jamais suggéré et promis d'aider une offensive anglaise sur le Rhin ou sur la mer du Nord. Et s'il en était besoin, nous en trouverions la preuve sans réplique dans une lettre adressée, le 7 avril 1913, par Sir Edward Grey au ministre d'Angleterre à Bruxelles. Cette lettre, qui n'a pas été rédigée pour les besoins de la cause, et dont le Foreign-Office vient d'autoriser la publication, précise avec beaucoup de franchise l'attitude que la Grande-Bretagne se proposait de prendre à l'égard de la Belgique, en cas de guerre européenne :

"Parlant aujourd'hui au ministre beige, je lui ai dit officieusement que j'avais eu connaissance d'une certaine appréhension causée en Belgique au sujet de la violation de la neutralité belge par l'Angleterre. Je ne pensais pas qu' une telle appréhension émanât d'une source anglaise.

"Le ministre belge m'a informé de rumeurs d'origine anglaise, qu'il ne pouvait préciser, ayant trait au débarquement de troupes en Belgique par la Grande-Bretagne, afin de devancer le passage possible de troupes allemandes à travers ce pays vers la France.

"Je lui ai dit pouvoir affirmer avec certitude que le Gouvernement actuel ne violerait jamais le premier la neutralité belge, et que je ne croyais pas qu'aucun Gouvernement anglais prit une telle initiative, que l'opinion publique n'approuverait jamais. Ce que nous avions considéré, --- et ici question était passablement embarrassante,c'était ce qu'il serait désirable et nécessaire que nous fissions, nous, un des garants de la neutralité belge, si cette neutralité était violée par une Puissance quelconque.

"Si nous étions, par exemple, les premiers à violer la neutralité et à débarquer des troupes en Belgique, ce serait permettre à l'Allemagne d'en faire autant. Ce que nous désirions dans ce cas pour la Belgique, aussi bien que pour tout autre pays neutre, c'était que la neutralité fût respectée; et aussi longtemps qu'elle ne serait pas violée par une autre Puissance, nous n'enverrions certainement pas nous-mêmes des troupes à travers son territoire. Signé : E. Grey." (23).

Sentant le terrain se dérober sous ses pas, M. von Bethmann-Hollweg a essayé de mettre le Gouvernement britannique en contradiction avec lui-même. Si l'Angleterre avait professé un amour sincère pour les neutralités menacées, n'aurait-elle pas pris la défense de celle de la Chine, indignement violée par son allié japonais à Kiao-Tchéou? N'aurait-elle pas rappelé à l'Empire du Soleil-Levant, que Kiao-Tchéou, occupé par l'Allemagne, est encore, en droit, terre chinoise, et que la Chine est jusqu'à ce jour restée en dehors de la guerre européenne?(24)

Un tel argument juge la cause qu'il prétend servir. Tout le monde sait dans quelles conditions et par quels moyens l'Allemagne s'est installée à Kiao-Tchéou. Le respect de l'indépendance chinoise et de la neutralité chinoise paraît avoir été, dans celte entreprise, le moindre de ses soucis. Ce qu'elle a conquis par la violence, la violence le lui arrache. Et les spectateurs européens de ce juste retour des choses devraient s'indigner, devraient confirmer et consacrer l'usurpation, et cela au nom même de l'État qu'elle a dépouillé! La neutralité de cet État couvrirait sa conquête hypocrite! Et l'Angleterre aurait le devoir de la prendre sous sa sauvegarde contre ses propres alliés! C'est là ce que prétend le chancelier de l'Empire ; et de ces prémisses il conclut que le Gouvernement britannique n'avait pas le droit de se poser en champion de la neutralité belge?

Peut-être les intellectuels allemands se tiendront-ils pour satisfaits d'un raisonnement que nous considérons comme un défi an simple bon sens. Il ne semble pas toutefois que ceux qui ont applaudi aux paroles du Chancelier lui aient demandé de faire connaître la date et les termes du traité, par lequel la Grande-Bretagne aurait garanti la neutralité de la Chine et de ses territoires occupés par l'étranger. Cette question indiscrète n'a pas été posée ; et elle ne pouvait pas l'être, sans réduire à néant la justification puérile apportée à la tribune du Reichstag. L'Empire britannique n'a pas à se faire, en tous les pays du monde, au profit de l'Allemagne ennemie, le paladin des neutralités en péril; il lui suffit de protéger celles qu'elle a promis de protéger, et pour la défense desquelles elle a engagé son honneur.

Il faut donc renoncer à chercher dans les agissements déloyaux de l'Angleterre, dans une collusion ténébreuse de l'Angleterre avec la Belgique, l'explication des malheurs qui se sont abattus sur ce généreux pays.

Mais ce serait mal connaître la science allemande que de supposer qu'elle puisse être en défaut, lorsqu'il s'agit d'exalter ou d'excuser les excès et les violences des armées qui ont reçu la mission de propager au dehors les bienfaits de la "culture".

Résistance de la Belgique à la volonté divine. --- La Belgique a été coupable envers la Divinité en résistant à l'invasion; elle a oublié que le peuple allemand est le peuple élu, le peuple-roi, et que c'est méconnaître la volonté de Jéhovah, devenu l'allié de l'Empereur, devenu le "Dieu allemand", que de mettre obstacle à l'expansion nécessaire de ce peuple, à l'établissement de son empire sur le reste du monde. En refusant aux forces allemandes le passage sur son territoire, elle a appelé sur elle la colère céleste, elle a mérité le sort du peuple amorrhéen, qui, lui aussi, s'était opposé à la marche, à travers son pays, des Israélites vers la Terre Promise, et que l'Éternel a durement et justement frappé : "Israël envoya des députés à Sihon, roi des Amorrhéens, et Israël lui fit dire : Nous te prions de nous laisser passer par ton pays, jusqu'à ce que nous arrivions aur nôtre. Mais Sihon, ne fiant point à Israël pour le laisser passer par son pays, assemble tout son peuple, et ils campèrent vers Jahats, et ils combattirent contre Israël. Et l'Éternel, le Dieu d'Israël, livra Sihon et tout son peuple entre les mains d'Israël, et Israël les défit, et conquit tout le pays des Amorrhéens qui habitaient en ce pays-là. Ils conquirent donc tout le pays des Amorrhéens, depuis Arnon jusqu'à Jabbok, et depuis le désert jusqu'au Jourdain. C'est pourquoi l'Éternel, le Dieu d'Israël, a maintenant dépossédé les Amorrhéens de devant son peuple d'Israël."(25)

L'analogie, découverte parla presse religieuse allemande (26) n'est-elle pas saisissante? Elle le serait bien plus encore, si le peuple d'Israël avait pris l'engagement solennel de garantir ou tout au moins de respecter la neutralité amorrhéenne, violée par lui. Mais l'Écriture ne le dit pas; pas plus d'ailleurs qu'elle n'annonce la mission providentielle de l'Allemagne.

Conception allemande de la neutralité. --- Les juristes allemands s'accordent avec les théologiens pour condamner la courageuse attitude de la Belgique et de son roi. L'un d'eux expose, dans la Gazette de Voss, que le peuple belge, en se levant pour repousser l'envahisseur, a méconnu gravement les devoirs que lui imposait la neutralité, et s'est par cela même mis en dehors du droit international :

Suivant ce singulier interprète du droit international, les droits et les devoirs des neutres se résument en deux principes: l'inviolabilité de leur territoire, sans doute; mais surtout l'obligation de ne pas se mêler aux luttes qui se livrent à leurs portes. Ces deux principes n'ont pas une force égale. L'inviolabilité du territoire neutre n'a rien d'absolu. Le domicile du citoyen, lui aussi, est inviolable; mais un propriétaire ne saurait évidemment s'opposer à ce qu'on pénètre dans sa maison pour y chercher un malfaiteur, ou pour éteindre un commencement d'incendie. De même, un État neutre ne doit pas recourir à la force des armes pour empêcher qu'un belligérant franchisse ses frontières pour des fins politiques ou militaires. La puissance militaire dont cet État neutre dispose ne peut être employée que pour le maintien de l'ordre intérieur, ou pour prévenir une conquête définitive. C'est agir contre le droit des gens que de s'en servir dans le cas d'un simple passage sur son territoire.(27)

Est-il besoin de réfuter une théorie aussi monstrueuse? Elle ne tend à rien moins qu'à supprimer l'indépendance et la souveraineté des petits États, qu'à les mettre à la discrétion de leurs puissants voisins en leur enlevant tous moyens de se défendre contre une expropriation pour cause d'utilité publique, dont l'envahisseur sera le juge sans appel en même temps que le bénéficiaire. La résistance à l'agression devient un crime passible des plus sévères répressions. La force crée le droit.

Ce n'est pas là ce qu'enseignaient les maîtres du droit international, dont s'est enorgueillie l'Allemagne d'autrefois. Ils n'établissaient pas de degrés et de distinctions subtiles dans les prérogatives et dans les devoirs de la neutralité; ils ne dosaient pas l'inviolabilité du territoire neutre; ils ne condamnaient pas l'État neutre à assister impuissant à l'occupation violente de son sol; ils lui faisaient au contraire une stricte obligation de lutter jusqu'au bout pour se préserver de la souillure étrangère.

Écoutons le célèbre professeur de droit des gens de l'Université de Heidelberg, Bluntschli : "L'État neutre ne peut permettre que les belligérants usent de son territoire pour réaliser les buts qu'ils se proposent en faisant la guerre. --- Le passage à travers le territoire neutre doit en conséquence être refusé aux belligérants. --L'État neutre est tenu de prendre les mesures nécessaires pour faire respecter sa neutralité par les tiers. Dans ce but, il peut au besoin recourir aux armes. --- Les belligérants sont tenus de respecter d'une manière absolue le territoire des États neutres. Ils doivent s'abstenir de toute atteinte à ce territoire, quels que puissent être les circonstances et les intérêts stratégiques en jeu. --- Le fait de défendre les armes à la main le territoire neutre, ou de repousser une attaque n'annule pas la neutralité , il la confirme."(28)

Heffter, professeur à Berlin, dont l'ouvrage Le Droit international de l'Europe jouit encore, même hors d'Allemagne, d'une grande autorité, n'est pas moins affirmatif : "Chaque nation a le droit incontesté de défendre par les armes la neutralité par elle proclamée, et de repousser par la force toute atteinte de nature à la troubler. --- La neutralité entraîne avec elle certaines obligations, certains devoirs, que les nations doivent remplir si elles veulent jouir de ses bienfaits. Ces devoirs sont principalement : intervention contre tout acte d'hostilité tenté par l'un des belligérants contre l'autre sur le territoire neutre, etc..."(29)

De l'aveu des représentants les plus illustres de la science allemande, la neutralité doit donc être armée, pour être efficace, pour être agissante. L'Empereur allemand ne félicitait-il pas naguère le peuple helvétique de la valeur et de l'endurance de ses troupes, en vue du péril imaginaire qui lui viendrait de l'Ouest?

Le droit de légitime défense des États neutres a d'ailleurs été proclamé par les conférences de la Haye, dans une formule non équivoque, à laquelle les délégués officiels de l'Allemagne, diplomates, jurisconsultes et militaires, avaient donné leur adhésion sans réserve.

Cinquième Convention du 18 octobre 1907.

Article Pr "Le territoire des Puissances neutres est inviolable."

Article 2. "Il est interdit aux belligérants de faire passer sur le territoire d'une Puissance neutre des troupes ou des convois de munitions ou d'approvisionnements."

Article 10 : "Ne saurait être considéré comme un acte d'hostilité le fait, par une Puissance neutre, de repousser, même par la force, les atteintes portées à sa neutralité."

Excuse tirée de la nécessité. --- Mais le Chancelier de l'Empire l'a déclaré, les traités sont des chiffons de papier. Les raisonnements, les sophismes juridiques par lesquels les docteurs de l'Allemagne se sont efforcés, après coup, de justifier le crime inexpiable dont le Gouvernement impérial s'est rendu coupable contre le droit des gens, en reniant sa parole, M. von Bethmann-Hollweg, "le plus éminent des hommes actuellement vivants"(30), croit pouvoir s'en passer.

Le crime, il le reconnaît, il l'avoue, il le déclare nécessaire, il compte sur le succès pour l'absoudre.

La conscience du monde civilisé a recueilli avec tristesse les déclarations retentissantes faites du haut de la tribune du Reichstag, dans la séance historique du 4 août 1914, par celui qui aujourd'hui encore représente devant les nations la loyauté et l'honneur du peuple allemand :

"Messieurs, nous sommes dans la nécessité de nous défendre : et NÉCESSITÉ NE CONNAIT PAS DE LOI, Nos troupes ont occupé le Luxembourg, peut-être déjà foulé le territoire belge. CELA EST CONTRAIRE AUX PRESCRIPTIONS DU DROIT INTERNATIONAL. Le Gouvernement français, il est vrai, a déclaré à Bruxelles qu'il respecterait la neutralité de la Belgique, aussi longtemps que l'adversaire la respecterait, Mais nous savions que la France était prête à l'attaque. La France pouvait attendre; mais nous, nous ne le pouvions pas! Une attaque française, sur nos flancs, sur le Rhin inférieur, aurait pu nous être fatale. Ainsi nous étions forcés de passer outre aux protestations JUSTIFIÉES du Gouvernement luxembourgeois et du Gouvernement belge. L'ILLÉGALITÉ --- je parle ouvertement ---, L'ILLÉGALITÉ que nous commettons ainsi, nous chercherons à la réparer, dès que notre but militaire aura été atteint. Quand on est aussi menacé que nous, et qu'on combat pour un bien suprême, ON S'ARRANGE COMME ON PEUT."

Nous n'ajouterons rien à cette parole officielle. Pour l'Allemagne d'aujourd'hui, la fin justifie les moyens, les engagements internationaux les plus sacrés cèdent devant les nécessités militaires. En le proclamant, le Chancelier a-t-il songé qu'il signait le déshonneur de son peuple et prononçait la condamnation de sa politique? Les pays neutres savent à présent ce que leur coûterait la victoire impossible des armes impériales. L'indépendance de l'Europe tout entière est en péril. Ses libertés, sa civilisation ne survivraient pas au triomphe de la force mise au service d'une diplomatie sans scrupule, pour qui les traités sont des chiffons de papier. Notre confiance est inébranlable. Le droit est toujours le souverain du monde.


Notes

1. Déclaration du comte de Bismarck à la Diète de l'Allemagne du Nord, dans la séance du 27 septembre 1867 : "En échange de la forteresse de Luxembourg, nous avons obtenu une compensation consistant dans la neutralisation du pays et dans une garantie qui se maintiendra --- je garde cette conviction, malgré toutes les ergoteries --- le jour de l'échéance suprême. Au point de vue militaire, cette garantie est pour nous une entière compensation pour la renonciation au droit d'occupation."

2. "On ne peut faire encourir une responsabilité au grand-duché, s'il ne repousse pas une attaque dirigée contre lui, puisqu'on lui a rendu la chose impossible; ce qu'on peut exiger seulement, c'est qu'il ne soit pas de connivence avec un agresseur, et que, dans le cas d'une agression, il la dénonce et proteste." E. SERVAIS, Le Grand-Duché de Luxembourg et le traité de Londres du 11 mai 1867, p. 175.

3. Livre gris, 1914, n° 19.

4. Livre gris, 1914, annexe au n° 20.

5. Livre gris, 1914. n° 22.

6. Télégramme de Sir F. Bertie, ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, à Sir Edward Grey, du 51 juillet 1914 (Livre bleu, 1914, n° 125).

7. Lettre adressée, le 31 juillet 1914, par M. Davignon, ministre des affaires étrangères, aux ministres du Roi à Berlin, Paris et Londres :

"M. le ministre de France étant venu me montrer un télégramme de l'Agence Havas, décrétant l'état de guerre en Allemagne, m'a dit : Je profite de cette occasion pour vous déclarer qu'aucune incursion des troupes françaises n'aura lieu en Belgique, même si des forces importantes étaient massées sur les frontières de votre pays. La France ne veut pas avoir la responsabilité d'accomplir, vis-à-vis de la Belgique, le premier acte d'hostilité. Des instructions dans ce sens seront données aux autorités françaises.

"J'ai remercié M. Klobukowski de sa communication, et j'ai cru devoir lui faire remarquer que nous avions toujours eu la plus grande confiance dans la loyauté que nos deux États voisins mettraient à tenir leurs engagements à notre égard. Nous avons aussi tout lieu de croire que l'attitude du Gouvernement allemand sera identique à celle du Gouvernement de la République française."
(Livre gris,
1914, n° 9).

Lettre adressée, le 1er août 1914, par M. Davignon, ministre des affaires étrangères, aux ministres du Roi à Berlin, Paris et Londres

"J'ai l'honneur de vous faire savoir que le ministre de France m'a fait verbalement la communication suivante : 'Je suis autorisé à déclarer qu'en cas de conflit international, le Gouvernement de la République, ainsi qu'il l'a toujours déclaré, respectera la neutralité de la Belgique. Dans l'hypothèse où cette neutralité ne serait pas respectée par une autre Puissance, le Gouvernement français, pour assurer sa propre défense, pourrait être amené à modifier son attitude.'

"J'ai remercié Son Excellence et ai ajouté que, de notre côté, nous avions pris sans aucun retard toutes les mesures voulues pour faire respecter notre indépendance et nos frontières."
(Livre gris, 1914, n° 15).

8. Livre gris, 1914, n° 12.

9. Télégramme de Sir E. Goschen à Sir Edward Grey, du 51 juillet 1914 (Livre bleu, 1914, n° 122).

10. Télégramme de Sir Edward Grey à Sir E. Goschen, du 4 août 1914

"Nous apprenons que l'Allemagne a adressé au ministre des affaires étrangères belge une note lui déclarant que le Gouvernement allemand se trouvera obligé de mettre à exécution, au besoin par la force, les mesures qu'il juge indispensables.

"Nous apprenons également que la neutralité du territoire belge a été violée à Gemmerich.

"Dans ces conditions, et vu que l'Allemagne a refusé de nous fournir, au sujet de la Belgique, les mêmes assurances que celles données la semaine dernière par la France en réponse à notre demande faite simultanément à Berlin et à Paris, nous sommes obligés de réitérer ladite demande et d'exiger qu'il lui soit fait une réponse satisfaisante. qui devra nous être parvenue ici ce soir avant minuit.

"Dans le cas contraire, vous demanderez vos passeports et déclarerez que le Gouvernement de Sa Majesté Britannique se voit dans l'obligation de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour sauvegarder la neutralité de la Belgique et faire respecter un traité auquel l'Allemagne aussi bien que l'Angleterre a souscrit."
(Livre bleu, 191 1914, n° 159).

11. Livre bleu, 1914, 1, n° 157.

12. Livre bleu, 1914, n° 160.

13. M. Henri Bergson, à l'Académie des Sciences morales et politiques. (Séance du 8 août 1914.)

14. Livre gris, 1914, n° 62 et 70.

15. Télégramme adressé, le 12 août 1914, par M. Davignon, ministre des affaires étrangères, à M. le baron Fallon, ministre du Roi à La Haye. (Livre gris, 1914, n° 71.)

16. Livre jaune, 1914, n° 447.

17. Livre jaune, 1914, n° 148.

18. Proclamation du général commandant en chef l'armée de la Meuse, von Emmich, distribuée à l'entrée des troupes allemandes en Belgique :

"C'est à mon plus grand regret que les troupes allemandes se voient forcées de franchir la frontière de la Belgique. Elles agissent sous la contrainte d'une nécessité inévitable, la neutralité de la Belgique ayant été déjà violée par des officiers français, qui, SOUS UN DÉGUISEMENT, ont traversé le territoire belge en automobile, pour pénétrer en Allemagne."

19. Livre gris, 1914, annexe au n° 20.

20. Voici les paroles prononcées par l'éminent homme d'État belge, le 6 juin 1891), à la commission de la Conférence de La Haye, à propos des règles de l'occupation militaire :

"Quant à la Belgique, vous le savez, sa situation est spéciale. Elle est neutre, et sa neutralité est garantie par les grandes Puissances, et notamment par nos puissants voisins. Nous ne pouvons donc pas être envahis." M. Beernaert croyait donc encore à la valeur des traités, ainsi que le constatait, non sans mélancolie, mon illustre confrère, M. Louis Renault, à la séance publique annuelle des cinq Académies, du 26 octobre 1914.

21. Le Temps du 4 décembre 1914. Voy. aussi Geffcken, Die Neutralität, dans le Handbuch des Völkerrechts de Hollzendorff, IV, § 156: Rivier, Principes du droit des gens, n° 111; Nys, Notes sur la neutralité. Études de droit international et de politique, 2e série, p. 144.

22. Le Temps du 9 décembre 1911.

23. Le Temps du 9 décembre 1914.

24. Discours du Chancelier au Reichstag, dans la séance du 2 décembre 1914.

25. Livre des Juges, XI, 19 à. 23. --- Voy. aussi Nombres, XX, 14, 2l.

26. Voy. l'intéressante communication de M. Jacques Flach à l'Académie des Sciences morales et politiques, dans sa séance du 5 décembre 1914.

27. Le Temps du 8 novembre 1914. --- Voy. aussi l'admirable conférence de M. Welschinger, sur La neutralité de lu Belgique, dans le Journal des Débats du 27 novembre 1911.

28. Le droit international codifié, tract. par M. Lardy, ,§§ 769, 770, 784,

29. Le Droit international de l'Europe, revu et annoté par H. Geffcken, n° 145 et 146.

30. Lettre du professeur Lasson, du 29 septembre 1914.